Les idéaux d'Emmy Noether

La théorie des anneaux et de leurs idéaux est un des nombreux produits de la réflexion sur les équations diophantiennes, et leur cas particulier le plus célèbre, le Dernier Théorème de Fermat. Au XIXe siècle, on se rendit compte que pour étudier l'équation $ x^p+y^p=z^p$ et bien d'autres, il serait utile d'étendre à d'autres ensembles de nombres que $ \mathbb{Z}$ le théorème fondamental de l'arithmétique selon lequel on peut décomposer tout nombre en produit de facteurs premiers. En premier lieu, viennent les ensembles d'entiers cyclotomiques. Si $ p$ est un nombre premier, un entier cyclotomique est une combinaison linéaire à coefficients entiers des racines $ p$-ièmes de l'unité. Par exemple pour $ p=3$ :

$\displaystyle 4-5\left(-\frac{1}{2}+\mathrm{i}\frac{\sqrt{3}}{2}\right)+2\left(-\frac{1}{2}+\mathrm{i}\frac{\sqrt{3}}{2}\right)\;.
$

Le rapport avec Fermat ? Tout simplement le fait que si $ z^p=x^p+y^p$ et $ x,y,z$ sont entiers, alors $ z^p$, $ x^p$ et $ y^p$ sont des produits d'entiers cyclotomiques. Par exemple :

$\displaystyle x^p=z^p-y^p=\prod_{k=1}^p (z-r_k  y)\;,
$

où les $ r_k$ sont les racines $ p$-ièmes de l'unité. En 1847, Lamé annonça avoir démontré le théorème de Fermat, mais il supposait que tous les entiers cyclotomiques possédaient une décomposition unique. Or en 1844, Kummer avait montré que ce n'était pas le cas. Interprétant le fait que la décomposition ne soit pas unique comme l'absence de certains facteurs premiers, il eut l'idée de les rajouter en les baptisant «nombres idéaux». La théorie des idéaux, formalisée plus tard par Dedekind, vise donc à étendre dans un anneau quelconque la notion de facteur premier dans $ \mathbb{Z}$. Qu'est-ce qu'un idéal $ I$ dans un anneau commutatif $ A$ ? C'est un sous-groupe pour l'addition, possédant en plus une propriété de stabilité :

$\displaystyle \forall a\in A ,\;\forall x\in I\;,\quad ax\in I\;.
$

Dans $ \mathbb{Z}$, les idéaux sont les ensembles de multiples d'un même nombre. Petit à petit les propriétés des anneaux permettant d'étendre les opérations de l'arithmétique prirent forme, et la théorie des idéaux permit de généraliser à des ensembles de nombres quelconques les outils de l'arithmétique. Emmy Noether1 naît à Erlangen en 1882, d'un père mathématicien. Elle fait ses études à Erlangen et y soutient une thèse sur la théorie des invariants en 1907. Après sa thèse, personne ne s'oppose à ce qu'elle enseigne à Erlangen...  à condition que ce soit sous le nom de son père et sans recevoir de salaire ! Au printemps 1915, Hilbert et Klein la font venir à Göttingen pour travailler sur les problèmes mathématiques liés à la théorie de la relativité générale d'Einstein. Elle réfléchit aussi à des questions d'algèbre plus théoriques, qui conduisent en 1921 à la publication de sa «Théorie des idéaux dans les anneaux». Elle y atteint une généralité, une simplicité, une efficacité exceptionnelles, et ouvre la voie à une foule de travaux ultérieurs, au point qu'elle est considérée comme la mère de l'algèbre moderne. Sa capacité exceptionnelle à abstraire et à généraliser pour simplifier en se débarrassant des détails inessentiels allait de pair avec une caractéristique profonde de sa personnalité. Elle ne s'est jamais préoccupée ni de sa condition sociale, ni de ses revenus, ni de son confort matériel, ni même semble-t-il de son aspect extérieur. À Göttingen, Hilbert et Klein étaient bien convaincus que Emmy Noether méritait un poste de professeur. Hilbert disait : «Je ne vois pas en quoi le sexe d'un candidat pourrait être un argument contre son recrutement en tant qu'enseignant ; après tout, nous sommes une université, pas un établissement de bains !» Il fallut trois tentatives et l'intervention d'Albert Einstein lui-même, pour qu'on lui accorde en 1922 le titre de plus bas niveau que l'on ait pu inventer, celui de «professeur non officiel et extraordinaire», avec un salaire minimal. Certains glosèrent sur le fait qu'un professeur extraordinaire ne savait rien d'ordinaire et un professeur ordinaire ne savait rien d'extraordinaire. Mais en 1932 les nazis arrivent au pouvoir, et les juifs sont bientôt chassés de l'université ; parmi eux bien sûr Emmy Noether. Lors d'un banquet à l'été 1933, le nouveau ministre de l'éducation nazi demande à Hilbert : «Comment vont les mathématiques à Göttingen maintenant qu'elles ont été débarrassées de leur influence juive ?». Après un instant de réflexion, Hilbert répond : «Des mathématiques à Göttingen ? Il n'y en a plus.» Après avoir vainement tenté d'obtenir un travail à Moscou et Oxford, Emmy Noether finit par obtenir un poste provisoire dans un «college» américain. Vu l'afflux de scientifiques européens aux États-Unis, embaucher une femme, aux opinions libérales et pacifistes de surcroît, ne coulait pas de source. Heureusement elle était bien défendue, en particulier par Norbert Wiener :
She is one of the ten or twelve leading mathematicians of the present generation in the entire world...  Of all the cases of German refugees, whether in this country or elsewhere, that of Miss Noether is without doubt the first to be considered.
Aux États-Unis, Emmy Noether poursuit son activité mathématique avec un rayonnement encore accru. Malheureusement elle décéde en avril 1935 d'une infection post-opératoire. Voici le bel éloge paru le 4 mai 1935 dans le New York Times, sous le nom d'Albert Einstein.
The efforts of most human-beings are consumed in the struggle for their daily bread, but most of those who are, either through fortune or some special gift, relieved of this struggle are largely absorbed in further improving their worldly lot. Beneath the effort directed toward the accumulation of worldly goods lies all too frequently the illusion that this is the most substantial and desirable end to be achieved; but there is, fortunately, a minority composed of those who recognize early in their lives that the most beautiful and satisfying experiences open to humankind are not derived from the outside, but are bound up with the development of the individual's own feeling, thinking and acting. The genuine artists, investigators and thinkers have always been persons of this kind. However inconspicuously the life of these individuals runs its course, none the less the fruits of their endeavors are the most valuable contributions which one generation can make to its successors.

Within the past few days a distinguished mathematician, Professor Emmy Noether, formerly connected with the University of Göttingen and for the past two years at Bryn Mawr College, died in her fifty-third year. In the judgment of the most competent living mathematicians, Fräulein Noether was the most significant creative mathematical genius thus far produced since the higher education of women began. In the realm of algebra, in which the most gifted mathematicians have been busy for centuries, she discovered methods which have proved of enormous importance in the development of the present-day younger generation of mathematicians. Pure mathematics is, in its way, the poetry of logical ideas. One seeks the most general ideas of operation which will bring together in simple, logical and unified form the largest possible circle of formal relationships. In this effort toward logical beauty spiritual formulas are discovered necessary for the deeper penetration into the laws of nature.

Born in a Jewish family distinguished for the love of learning, Emmy Noether, who, in spite of the efforts of the great Göttingen mathematician, Hilbert, never reached the academic standing due her in her own country, none the less surrounded herself with a group of students and investigators at Göttingen, who have already become distinguished as teachers and investigators. Her unselfish, significant work over a period of many years was rewarded by the new rulers of Germany with a dismissal, which cost her the means of maintaining her simple life and the opportunity to carry on her mathematical studies. Farsighted friends of science in this country were fortunately able to make such arrangements at Bryn Mawr College and at Princeton that she found in America up to the day of her death not only colleagues who esteemed her friendship but grateful pupils whose enthusiasm made her last years the happiest and perhaps the most fruitful of her entire career.

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