Jordan contre Kronecker

Quand Camille Jordan (1838-1922) publie en 1870 les quelque 700 pages de son «Traité des substitutions et des équations algébriques», il installe définitivement la théorie des groupes, donnant au travaux de Galois (antérieurs de 40 ans) toute leur importance. Au sein de ce monument, il consacre quelques dizaines de pages aux groupes de «substitutions linéaires» dont 12 pour le paragraphe «Forme canonique des substitutions linéaires». On y trouve bien la «réduction de Jordan», même si vous auriez du mal à y reconnaître sa version moderne. Il se trouve que au moins 2 ans auparavant Karl Weierstrass (1815-1897) puis Leopold Kronecker (1823-1891) avaient exposé une théorie sur un sujet apparemment différent, mais qui ressemblait beaucoup à celle de Jordan. Ce dernier raisonnait en termes de faisceaux de substitutions linéaires, tandis qu'à Berlin on réduisait des formes bilinéaires. Cette différence de point de vue allait alimenter un spectaculaire dialogue de sourds par l'intermédiaire de mémoires publics et de lettres privées, s'étendant sur toute l'année 18743. La polémique commence par un article de Jordan fin 1873, ayant pour sujet le problème déjà traité par les deux allemands, mais utilisant ses propres méthodes « extrêmement simples».
Le premier de ces problèmes est nouveau si nous ne nous trompons. Le deuxième a déjà été traité (dans le cas où $ n$ est pair) par M. Kronecker, et le troisième par M. Weierstrass ; mais les solutions données par les éminents géomètres de Berlin sont incomplètes, en ce qu'ils ont laissé de côté certains cas exceptionels qui, pourtant, ne manquent pas d'intérêt. Leur analyse est en outre assez difficile à suivre, surtout celle de M. Weierstrass. Les méthodes nouvelles que nous proposons sont, au contraire, extrêmement simples et ne comportent aucune exception [...]
Ce à quoi Kronecker réplique :
[...] dans le Mémoire de M. Jordan «Sur les formes bilinéaires» (Journal de M. Liouville, 2e série t. XIX, pp. 35-54), la solution du premier problème n'est pas véritablement nouvelle ; la solution du deuxième est manquée, et celle du troisième n'est pas suffisamment établie. Ajoutons qu'en réalité ce troisième problème embrasse les deux autres comme cas particuliers, et que sa solution complète résulte du travail de M. Weierstrass de 1868 et se déduit aussi de mes additions à ce travail. Il y a donc, si je ne me trompe, de sérieux motifs pour contester à M. Jordan l'invention première de ses résultats, en tant qu'ils sont corrects ; [...]
Jordan très vexé écrit à l'«éminent géomètre de Berlin» :
J'ai publié il est vrai (c'était mon droit évident) sans vous consulter des recherches qui complétaient les vôtres sur une question dont vous vous étiez occupé, et dont vous ne m'aviez jamais entretenu. Là-dessus, sans explication préalable, à l'instant même vous publiez une critique plus longue que mon article, où vous me reprochez $ 1^\circ$ De n'avoir rien compris à la manière de poser la question $ 2^\circ$ De n'y avoir apporté aucun élément nouveau $ 3^\circ$ D'avoir pillé sans scrupule M. Weierstrass, M. Christoffel et vous.

Si au lieu de jeter brusquement ce débat dans le public, vous vous étiez adressé à moi pour échanger des explications, comme je me voyais en droit de l'espérer, nous nous serions sans doute entendu. Sur votre indication, j'aurais relu plus attentivement votre mémoire de 1868 et constaté, ce que je n'avais pas remarqué à première vue, que les formes bilinéaires non citées dans votre travail, y sont pourtant implicitement comprises. De votre côté, vous m'auriez concédé, j'en suis certain, que la réduction publiée par vous à cette époque était insuffisante $ 1^\circ$ Parce que ces faisceaux réduits contenaient encore des coefficients indéterminés à faire disparaître qui gêneraient beaucoup pour étudier la question de l'équivalence $ 2^\circ$ Parce que le caractère fondamental de la réduction à savoir la décomposition en faisceaux élémentaires n'était pas mise en évidence.

Vous m'auriez répondu que cette réduction ultérieure n'offrait pas grande difficulté, j'aurais répliqué que toute la question est très simple d'un bout à l'autre et nous serions tombés d'accord.

La publication imprévue de vos objections a un peu changé tout cela. Attaqué devant tout le monde, il me faut bien répondre de même et il ne tiendra pas à moi que ce débat s'arrête là.

La querelle est l'occasion pour Kronecker d'exprimer son idéal de généralité : entre Cauchy et Weierstrass, tout le monde s'était contenté de traiter le cas simple où «le déterminant ne contient que des facteurs inégaux» (les valeurs propres sont distinctes). Tandis que désormais...

Parce que, pendant si longtemps, on n'osait pas faire tomber la condition que le déterminant ne contient que des facteurs inégaux, on est arrivé avec cette question connue de la transformation simultanée de deux formes quadratiques ; qui a été si souvent traitée depuis un siècle, mais de manière sporadique, à des résultats très insuffisants et les vrais aspects de l'étude ont été ignorés. Avec l'abandon de cette condition, le travail de Weierstrass de l'année 1858 a conduit à un aperçu plus élevé et notamment à un règlement complet du cas, dans lequel n'existent que des diviseurs élémentaires simples. Mais l'introduction générale de cette notion de diviseur élémentaire, dont seule une étape provisoire était alors accomplie, intervint seulement dans le mémoire de Weierstrass de l'année 1868, et une lumière tout à fait nouvelle est ainsi faite sur la théorie des faisceaux pour n'importe quel cas, avec la seule condition que le déterminant soit différent de zéro. Quand j'ai aussi dépouillé cette dernière restriction et l'ai développée à partir de la notion de diviseur élémentaire des faisceaux généraux, la clarté la plus pleine s'est répandue sur une quantité de nouvelles formes algébriques, et par ce traitement complet de l'objet, des vues plus élevées ont été acquises sur une théorie des invariants comprise dans sa vraie généralité.
En 1878, Frobenius montrera que les points de vue de Jordan et Kronecker étaient bel et bien équivalents, en élargissant la théorie de manière à englober les deux façons de voir. En attendant, Jordan qui considère que la qualité principale de son approche est son «extrême simplicité», ne parvient pas à obtenir, ni de Cayley et Sylvester ni surtout de ses collègues français, le soutien qu'il estime mériter. Cela l'inquiète quelque peu, surtout au moment où il candidate à l'Académie des Sciences. Il s'en ouvre à Hermite.
Veuillez m'excuser si je prends la liberté de vous importuner encore en vous renouvelant ma demande d'audience malgré le désir que m'aviez manifesté de ne vous occuper de cette affaire que lorsque les cours de l'école polytechnique seraient terminés. J'apprends en effet de M. Fremy qu'il a l'intention de proposer à l'Académie de pourvoir à la vacance dans les délais strictement règlementaires, c'est-à-dire très prochainement. D'autre part je n'ai pas pu encore obtenir un soutien d'aucun des membres de la section auxquels je me suis adressé, bien qu'ils déclarent tous qu'ils ne sont pas au courant de mes titres. Enfin j'apprends que l'on commence à dire ça et là que mes travaux sont inintelligibles, et n'ont sans doute pas la portée qu'on leur attribue. Vous m'avouerez qu'une semblable condamnation sans examen serait un procédé trop commode pour se débarrasser d'un candidat. Permettez-moi donc de faire appel à votre bienveillante équité. Vous seul avez l'autorité nécessaire en ces sujets difficiles, pour imposer silence à ces bruits défavorables, et me faire rendre la justice qui est due à tous. Si vous avez la bonté de m'accorder deux heures d'entretien sérieux, je ne doute pas qu'il me soit facile de vous édifier pleinement sur l'authenticité et la valeur de mes découvertes. Je n'ai d'ailleurs pas besoin d'ajouter que je resterais à votre disposition pour tous les éclaircissements ultérieurs que vous voudriez bien me demander.
La réponse d'Hermite laisse transparaître comme un léger agacement !
L'étude de vos travaux est tellement difficile et tellement pénible que mes devoirs présents me la rendent impossible. Votre mise en demeure de l'entreprendre cependant sur le champ, m'oblige de vous déclarer que si vous récidivez à me les faire parvenir par ceux de vos amis qui sont membres de l'Académie, j'y réponds en envoyant immédiatement ma démission de membre de l'Institut.
Ne vous inquiétez pas, ce n'était que partie remise : Jordan a bien été élu à l'Académie des Sciences, le 4 avril 1881.

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