Corps des fractions rationnelles

Le concept est très simple : les fractions rationnelles sont les expressions de la forme $ \displaystyle\frac{P}{Q}$$ P$ et $ Q$ sont des polynômes. Une mise en forme totalement rigoureuse demande un effort un peu disproportionné par rapport au caractère intuitif de l'objet à construire.

La première idée qui peut venir à l'esprit est de tenter de modéliser la fraction $ \displaystyle\frac{P}{Q}$ par le couple $ (P,Q)$ qui contient à première vue la même information : ainsi la fraction $ \displaystyle\frac{X}{X+1}$ correspondra au couple $ (X,X+1)$. Une telle idée nous met sur la bonne piste, mais elle se heurte à un problème : le couple $ (X^2,X^2+X)$ représentera la fraction $ \displaystyle\frac{X^2}{X^2+X}=\displaystyle\frac{X}{X+1}$ ; la même fraction correspond donc à plusieurs couples, et l'ensemble de tous les couples $ (P,Q)$ est donc trop gros.

On pourrait penser à n'utiliser que des couples $ (P,Q)$ avec $ P$ et $ Q$ premiers entre eux ; c'est vraisemblablement faisable, mais la preuve risque d'être extrêmement lourde, avec des pgcd à simplifier de partout.

Non, décidément, on ne fera rien de simple si on n'a pas compris ce qu'est un ensemble-quotient, alors que si on maîtrise cette notion, la preuve est longue à écrire, mais sans obstacles.

Dans tout le chapitre, $ \mathbb{K}$ désigne un corps commutatif. Notons $ A=\mathbb{K}[X]$. La construction utilise simplement le fait que $ A$ est un anneau intègre, et nullement en réalité que $ A$ est l'anneau des polynômes.

Définition 18   Soit $ A$ un anneau intègre, 0 son neutre pour l'addition, et $ C$ l'ensemble

$\displaystyle C=A\times (A\setminus\{0\}).
$

Sur $ C$ on introduit deux opérations $ +$ et $ \times$ définies comme suit : pour tous $ (P_1,Q_1)$ et $ (P_2,Q_2)$ de $ C$, on pose

$\displaystyle (P_1,Q_1) \times(P_2,Q_2)=(P_1P_2,Q_1Q_2)\qquad
(P_1,Q_1)+ (P_2,Q_2)=(P_1Q_2+P_2Q_1,Q_1Q_2).$

On notera qu'on utilise très discrètement l'intégrité de $ A$ pour justifier que le produit $ Q_1Q_2$ qui intervient dans les formules n'est pas nul, donc que la somme et le produit d'éléments de $ C$ appartiennent effectivement à $ C$.

Signalons une fois encore que les deux formules de la définition précédente se comprennent aisément si on a en tête qu'un couple $ (P,Q)$ a vocation à décrire la fraction $ \displaystyle\frac{P}{Q}$ (qui n'aura un sens propre qu'une fois la construction terminée) : elles sont les reproductions des formules qu'on sait bien utiliser pour multiplier ou additionner des fractions.

L'ensemble $ C$ a une bonne tête vu de loin, mais de près il est trop gros. Pour le faire maigrir, introduisons une relation d'équivalence $ \mathcal{R}$ sur $ C$.

Définition 19   Pour tous $ (P_1,Q_1)$ et $ (P_2,Q_2)$ de $ C$,

$\displaystyle (P_1,Q_1)\mathcal{R}(P_2,Q_2)\qquad{\rm lorsque}\qquad P_1Q_2=P_2Q_1.
$

Si nous savions déjà donner un sens aux barres de fractions, nous aurions écrit la condition sous la forme $ \displaystyle\frac{P_1}{Q_1}=\frac{P_2}{Q_2}$, la rendant ainsi compréhensible, mais comme ce symbole ne nous sera disponible qu'une fois finie la construction, on a dû donner une forme moins limpide.

Proposition 16   La relation $ \mathcal{R}$ est une relation d'équivalence sur $ C$.

Démonstration : En effet, $ P_1Q_2=P_2Q_1$ et $ P_2Q_3=P_3Q_2$ impliquent $ P_1Q_3=P_3Q_1$, voyez-vous. (Indication : comme $ Q_{2}\neq0$, on calcule $ P_{1}Q_{3}Q_{2}$.)$ \square$

Notation 8   On note $ B$ l'ensemble-quotient $ C/\mathcal{R}$ et $ \mathfrak{cl}(P,Q)$ la classe d'un élément $ (P,Q)$ de $ C$.

On va alors définir des opérations $ +$ et $ \times$ sur $ B$ ; le principe est le même que celui qui nous a permis de définir addition et multiplication sur $ \mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ : on définit simplement ces opérations sur des représentants des classes d'équivalence, et on vérifie méthodiquement que le résultat obtenu ne dépend pas de la classe utilisée.

Définition 20   Pour $ \mathfrak{cl}(P_1,Q_1)$ et $ \mathfrak{cl}(P_2,Q_2)$ éléments de $ B$, on note

$\displaystyle \mathfrak{cl}(P_1,Q_1) +\mathfrak{cl}(P_2,Q_2)=
\mathfrak{cl}\left((P_1,Q_1)+(P_2,Q_2)\right).
$

et

$\displaystyle \mathfrak{cl}(P_1,Q_1) \times\mathfrak{cl}(P_2,Q_2)=
\mathfrak{cl}\left((P_1,Q_1) \times(P_2,Q_2)\right),
$

Cette «définition»  n'en sera une qu'une fois vérifiée la proposition suivante.

Proposition 17   Le résultat des opérations $ +$ et $ \times$ définies sur $ C$ ne dépend pas des représentants choisis.

Démonstration : On fait la vérification soigneusement pour l'addition, avec «renvoi au lecteur»  pour la multiplication.

Soit $ (P_3,Q_3)$ un représentant quelconque de la classe de $ (P_1,Q_1)$ et $ (P_4,Q_4)$ un représentant quelconque de la classe de $ (P_2,Q_2)$. Il faut vérifier que

$\displaystyle (P_1,Q_1)+ (P_2,Q_2)=(P_1Q_2+P_2Q_1,Q_1Q_2)
$

et

$\displaystyle (P_3,Q_3)+ (P_4,Q_4)=(P_3Q_4+P_4Q_3,Q_3Q_4),
$

sont bien dans la même classe.

Cela revient à comparer les produits $ P_{5}$ et $ P_{6}$ définis par :

$\displaystyle P_{5}=(P_1Q_2+P_2Q_1)Q_3Q_4,\qquad
P_{6}=(P_3Q_4+P_4Q_3)Q_1Q_2.
$

On dispose pour ce faire des égalités $ P_1Q_3=P_3Q_1$ et $ P_2Q_4=P_4Q_2$, issues respectivement des relations $ (P_1,Q_1)\mathcal{R}(P_3,Q_3)$ et $ (P_2,Q_2)\mathcal{R}(P_4,Q_4)$. La vérification est alors directe :

$\displaystyle P_{5}=P_1Q_3Q_2Q_4+P_2Q_4Q_1Q_3=
P_3Q_1Q_2Q_4+P_4Q_2Q_1Q_3=P_{6}.
$

$ \square$

Notation 9   Quand $ A=\mathbb{K}[X]$, on note $ \mathbb{K}(X)$ l'ensemble $ B=C/\mathcal{R}$ ainsi construit.

On a donc bien construit un ensemble $ \mathbb{K}(X)$ puis une addition et une multiplication sur cet ensemble.

Théorème 5   L'ensemble $ \mathbb{K}(X)$ muni des lois $ +$ et $ \times$ est un corps commutatif.

Démonstration : La vérification de toutes les propriétés de la définition d'un corps commutatif est simple, méthodique et lourde. On se bornera ici à justifier l'existence de l'inverse.

Si une classe $ \mathfrak{cl}(P_1,Q_1)$ n'est pas nulle, on remarque d'abord que $ P_1\not=0$, puisque $ \mathfrak{cl}(P_1,Q_1)\not=\mathfrak{cl}(0,1)$. La classe $ \mathfrak{cl}(Q_1,P_1)$ existe donc ; ce sera l'inverse de $ \mathfrak{cl}(P_1,Q_1)$ : en effet le produit des deux est $ \mathfrak{cl}(Q_1P_1,P_1Q_1)$ qui est égal à la classe de $ (1,1)$ qui est le neutre pour la multiplication.$ \square$

Proposition 18   L'anneau $ \mathbb{K}[X]$ est inclus dans $ \mathbb{K}(X)$ ; plus précisément, il existe un morphisme d'anneaux $ j:\mathbb{K}[X]\to\mathbb{K}(X)$ qui est injectif. Tout élément de $ \mathbb{K}(X)$ peut s'écrire comme $ j(P)j(Q)^{-1}$ pour $ P$ et $ Q$ dans $ \mathbb{K}[X]$ et $ Q\neq0$.

Démonstration : Soit $ j$ l'application définie par $ j(P)=\mathfrak{cl}(P,1)$. Il est très facile de vérifier que $ j$ transforme addition en addition et multiplication en multiplication ; son injectivité peut seule interpeller. Mais puisque cette transformation est un morphisme de groupes additifs, l'injectivité se laisse montrer à coups de noyaux ; et effectivement si un polynôme $ P$ est envoyé sur le neutre additif de $ \mathbb{K}(X)$ qui est la classe de $ (0,1)$, c'est que $ (P,1)\mathcal{R}(0,1)$ et donc que $ P=0$ : le noyau est bien réduit au seul polynôme nul. Enfin,

$\displaystyle \mathfrak{cl}(P,Q)=\mathfrak{cl}(P,1)\mathfrak{cl}(1,Q)
=\mathfrak{cl}(P,1)\left[\mathfrak{cl}(Q,1)\right]^{-1}
=j(P)j(Q)^{-1}.
$

$ \square$

Notation 10   On note $ P/Q$ ou $ \displaystyle\frac{P}{Q}$ l'élément $ \mathfrak{cl}(P,Q)$ de $ \mathbb{K}(X)$.


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