Nombres incommensurables

Pour les Grecs, les nombres représentaient des longueurs. Or ils avaient compris qu'il existait des longueurs, comme le côté et la diagonale d'un carré, qui ne pouvaient pas être mesurées en nombres entiers dans la même unité. C'est la raison pour laquelle on dit que deux réels dont le rapport n'est pas rationnel sont incommensurables. C'est le cas de $ 1$ et $ \sqrt{2}$, mais aussi de $ \sqrt{2}$ et $ \pi$, de $ \pi$ et $ \mathrm{e}$, etc...

Supposons que l'on utilise un nombre $ y$ comme unité pour mesurer les multiples d'un autre : $ \{nx ,\;n\in\mathbb{N}\}$. Pour tout $ n$, on trouve un nombre entier d'unités, $ \lfloor nx/y\rfloor$, puis un reste qui est inférieur à $ y$. Si $ x/y$ est rationnel, il n'y a qu'un nombre fini de restes possibles. Par contre si $ x/y\not\in \mathbb{Q}$, non seulement il y a une infinité de restes possibles, mais ces restes sont denses dans l'intervalle $ [0,y]$. Nous commençons par le cas particulier $ y=1$.

Proposition 6   Soit $ x$ un irrationnel. L'ensemble des parties décimales des multiples de $ x$ est dense dans $ [0,1]$.

En d'autres termes, pour tout intervalle inclus dans $ [0,1]$, il existe un entier $ n$ tel que $ D(nx)=nx-\lfloor nx \rfloor$ appartient à cet intervalle. Démonstration : Soit $ A=\{D(nx) ,\;n\in\mathbb{N}^*\}$. Nous allons montrer que la borne inférieure de $ A$ est 0. Le fait que $ x$ soit irrationnel entraîne que $ A$ ne contient ni 0 ni $ 1$, et aussi que les éléments de $ A$ sont tous différents. Commençons par la règle d'addition suivante, valable pour deux réels $ y$ et $ z$ quelconques :

\begin{displaymath}
D(y+z) =
\left\{
\begin{array}{lll}
D(y)+D(z)&\mbox{si}&D(y...
...
D(y)+D(z)-1&\mbox{si}&D(y)+D(z)\geqslant 1
\end{array}\right.
\end{displaymath}

Pour un $ n$ donné, notons $ \delta$ la partie décimale de $ nx$ et $ k=\lfloor 1/\delta\rfloor$. Comme $ x$ est irrationnel, $ 1/\delta$ l'est aussi et on a $ k\delta<1<(k+1)\delta$, donc $ 0<(k+1)\delta-1<\delta$. La partie décimale de $ (k+1)nx$ est $ (k+1)\delta-1<\delta$. Ceci entraîne que l'ensemble $ A$ ne peut pas avoir de plus petit élément. Notons $ a$ sa borne inférieure. C'est aussi la borne inférieure de $ A_n=\{D(mx) ,\;m>n\}$, puisque $ A$ n'a pas de plus petit élément.

Fixons $ \varepsilon >0$. Il existe $ n$ tel que $ a<D(nx)<a+\varepsilon $. Mais aussi, il existe $ m>n$ tel que $ a<D(mx)<a+D(nx)$, donc $ 0<D(nx)-D(mx)<\varepsilon $. Posons $ \delta=D(nx)-D(mx)$ et $ k=\lfloor 1/\delta\rfloor$. Toujours parce que $ x$ est irrationnel, $ 1/\delta$ ne peut pas être entier. Ecrivons :

$\displaystyle k(m-n)x = k(\lfloor mx\rfloor-\lfloor nx\rfloor)-1 +(1-k\delta)\;.
$

Cette écriture montre que $ D(k(m-n)x)=1-k\delta<\delta<\varepsilon $. Comme $ \varepsilon $ est quelconque, nous avons montré que la borne inférieure de $ A$ est 0.

Soient $ a$ et $ b$ deux réels tels que $ 0<a<b$, et $ \varepsilon <b-a$. Soit $ n$ un entier tel que $ D(nx)=\delta<\varepsilon $. Soit $ k$ le plus petit entier tel que $ a<k\delta<b$. On a $ a<D(knx)<b$, ce qui montre que l'ensemble $ A$ est dense dans $ [0,1]$. $ \square$

Considérons maintenant deux réels $ x$ et $ y$ incommensurables. Si $ z$ est un réel, on notera $ z \mod y$ $ z$    modulo $ y$»), le réel $ yD(z/y)$, qui appartient à l'intervalle $ [0,y[$. Si $ x$ et $ y$ sont incommensurables, alors l'ensemble $ \{ nx\mod y ,\;n\in\mathbb{N}\}$ est dense dans $ [0,y]$. Ceci découle de la proposition 6 appliquée à $ x/y$.

Par exemple, puisque $ \pi$ est irrationnel, $ 2\pi$ et $ 1/(2\pi)$ le sont aussi. Donc $ 1$ et $ 2\pi$ sont incommensurables. D'après ce qui précède, $ \{n\mod 2\pi ,\;n\in\mathbb{N}\}$ est dense dans $ [0,2\pi]$. On déduit de la continuité des fonctions $ \sin$ et $ \cos$ que $ \{\sin(n) ,\;n\in\mathbb{N}\}$ et $ \{\cos(n) ,\;n\in\mathbb{N}\}$ sont denses dans $ [-1,1]$.


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