Ensembles quotients

Bertrand Russel (1872-1970) a dit «It must have required many ages to discover that a brace of pheasants and a couple of days were both instances of the number two». Nous avons vu cela sous une forme moins imagée : le cardinal d'un ensemble peut être défini comme la classe d'équivalence des ensembles en bijection avec lui.

À la base des mathématiques, comme de toute activité intellectuelle se trouvent les concepts. Concept en mathématiques se dit classe d'équivalence : cela désigne une boîte fictive dans laquelle nous pouvons ranger toutes sortes d'objets, pourvu qu'ils aient une propriété commune. Une fois la boîte remplie, et dûment pourvue d'une étiquette nommant la propriété qu'elle représente, on peut oublier son contenu et ne plus garder que l'étiquette qui pourra d'ailleurs devenir un nouvel objet. Cette faculté d'abstraire des propriétés communes est essentiellement humaine. C'est l'arme qui nous a permis de prendre une telle avance dans la lutte darwinienne pour la survie de l'espèce. Parce que l'homme préhistorique voyait un rapport entre un bras qui frappe et une branche qui tombe, il a été capable d'inventer la massue. C'est aussi la base du langage. Tout mot est une classe d'équivalence : «bleu»  ou «table»  ne sont que des boîtes pouvant contenir des objets différents. Le miracle est que ces classes d'équivalence soient transmissibles : que deux humains différents puissent être globalement d'accord sur les contenus de leurs boîtes.

En mathématiques, les relations d'équivalence servent à fabriquer toutes sortes d'ensembles. Nous n'en donnerons qu'un exemple, la construction de l'ensemble $ \mathbb{Q}$ des rationnels à partir de l'ensemble des entiers. Un rationnel est le rapport de deux nombres entiers, l'un entier relatif, l'autre entier naturel non nul.

$\displaystyle \mathbb{Q}= \left\{  \frac{p}{q} ,\; (p,q)\in \mathbb{Z}\times \mathbb{N}^* \right\}
$

Deux couples d'entiers peuvent représenter le même rationnel.

$\displaystyle \forall p\in\mathbb{Z} ,\;\forall q\in\mathbb{N}^*\;\quad
\frac{p}{q} = \frac{p'}{q'}\;\Longleftrightarrow\;pq'=qp'
$

Oublions maintenant les rationnels et supposons que nous ne connaissions que l'ensemble $ E=\mathbb{Z}\times \mathbb{N}^*$. Considérons la relation $ {\cal R}$ définie sur $ E$ de la façon suivante.

$\displaystyle (p,q){\cal R}(p',q') \Longleftrightarrow\; pq'=qp'\;.
$

Il est facile de vérifier qu'elle est réflexive, symétrique et transitive : c'est une relation d'équivalence. L'ensemble quotient $ E/{\cal R}$ est précisément l'ensemble des rationnels. Mais pour que cette définition soit utilisable, il faut la compléter par les opérations dont nous avons besoin : addition, multiplication, ordre total.
  1. addition : considérons l'application de $ E\times E$ vers $ E$ qui à deux couples $ (p,q)$ et $ (r,s)$ associe le couple $ (ps+rq,qs)$. C'est bien ce que nous attendons de l'addition des rationnels : $ p/q+r/s=(ps+rq)/qs$. L'application que nous avons définie «passe au quotient» : si $ (p',q'){\cal
R}(p,q)$ et $ (r',s'){\cal R}(r,s)$, alors $ (p's'+r'q',q's'){\cal R}(ps+rq,qs)$ (vérifiez... !). Si on la transporte sur l'ensemble quotient, cette application définit l'addition des rationnels.
  2. multiplication : considérons l'application de $ E\times E$ vers $ E$ qui à deux couples $ (p,q)$ et $ (r,s)$ associe le couple $ (pr,qs)$. C'est ce que nous attendons de la multiplication des rationnels : $ (p/q)(r/s)=(pr)/(qs)$. Comme ci-dessus, si on la transporte sur l'ensemble quotient, l'application définit la multiplication des rationnels.
  3. ordre : considérons la relation $ {\cal O}$ sur $ E$ définie par :

    $\displaystyle (p,q){\cal O}(r,s)\;\Longleftrightarrow\; (ps\leqslant rq)
$

    Même technique : une fois transportée sur l'ensemble quotient, la relation $ {\cal O}$ devient la relation d'ordre total que nous attendons sur $ \mathbb{Q}$.
Ce que nous venons de décrire pour l'ensemble des rationnels est un cas particulier d'une procédure très générale, qui consiste à rajouter ce qui manque à un ensemble en définissant une relation d'équivalence sur un ensemble plus gros. Ainsi on peut définir $ \mathbb{Z}$ à partir de $ \mathbb{N}$, puis $ \mathbb{Q}$ à partir de $ \mathbb{N}$ et $ \mathbb{Z}$, puis $ \mathbb{R}$ à partir de $ \mathbb{Q}$ puis $ \mathbb{C}$ à partir de $ \mathbb{R}$. Cela sert aussi pour des espaces de fonctions, et encore bien d'autres objets que vous rencontrerez plus tard.

         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales