Le Docteur Illuminé

«Doctor Illuminatus» : c'est par référence à son savoir théologique et son talent de débatteur que ce surnom flatteur (quelque chose comme «Savant Très Éclairé») a été attribué à Ramón Lull (1232-1316). La traduction littérale est donc tout à fait trompeuse. Quoique...

Né dans l'île de Mallorca, récemment reconquise par les chrétiens, Lull3 avait commencé par mener la vie de dissolue de courtisan à laquelle les hauts faits d'armes de son père pendant la reconquête, et les récompenses qu'il y avait gagnées lui donnaient droit. Jusqu'à ce que, à l'âge de 30 ans, l'apparition réitérée du Christ en croix lui fasse tout quitter pour dédier sa vie à la conversion des «infidèles». Songez que c'était en ce temps-là la tâche la plus méritoire que l'on puisse entreprendre. Pensez aussi qu'elle était habituellement menée à grand renfort d'assassinats («tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens» : le massacre de Béziers a été perpétré en 1209), de croisades (celles de Louis IX datent de 1248 et 1270) et de bûchers (l'Inquisition a été instaurée en 1213). L'approche de Lull est donc plutôt originale pour l'époque : il commence par se donner neuf ans de réflexion au cours desquels il peaufine quelques milliers de pages d'argumentaires théologiques. Il apprend même l'arabe pour étudier l'Islam et la philosophie musulmane et mieux convaincre plus tard ses interlocuteurs. Supposer que sa volonté de dialogue pacifique ait pu aller jusqu'à la tolérance serait un anachronisme. Pour apprendre l'arabe, il avait acheté un esclave Maure. Entendant un jour celui-ci jurer en insultant le nom du Dieu des chrétiens, il le rosse de manière suffisamment humiliante pour que l'esclave tente de l'assassiner par vengeance. La tentative ayant échoué, Lull intervient pour que l'esclave ne soit pas immédiatement mis à mort mais seulement emprisonné en attendant son jugement. L'esclave aura l'élégance de se suicider en prison, épargnant ainsi à Lull le dilemme d'avoir à faire appel d'une condamnation inévitable.

Il n'y avait qu'une seule vérité possible pour Lull, celle de sa religion ; il était prêt à tout pour elle, priant Dieu de lui accorder la grâce de périr en martyr. Il n'est pas interdit de considérer qu'il faisait ce qu'il fallait pour. Au cours de plusieurs voyages à Bejaïa ou à Tunis, il se mettait régulièrement à haranguer la foule en plein marché : «La loi des Chrétiens est sainte et vraie, et la secte des Maures est mauvaise et fausse, et c'est ce que je vais vous démontrer !». Après avoir été sauvé à plusieurs reprises de groupes furieux d'être ainsi provoqués, ce qu'il souhaitait arriva finalement et il mourut lapidé à Bejaïa, à l'âge respectable de 83 ans.

Lull savait bien que dans ses argumentaires, certains shémas de pensée revenaient systématiquement. Il eut l'idée de mécaniser sa méthode par un dispositif de cercles concentriques, qu'il livrait en appendice à son Ars Magna. Ayant lu en particulier Averroès et Avicenne, il connaissait la logique d'Aristote et de ses continuateurs musulmans : celle-ci n'était sans doute pas étrangère à son invention4.

En fait ce qui est sans doute le plus important est que cette formalisation correspondait également à des aspects de la méthode polémique musulmane et que c'est dans cet héritage que s'enracine la fécondité ultérieure de la méthode combinatoire. Le coup de génie de Lull est d'avoir vu qu'il pouvait mettre en relation le défi, par les polémistes musulmans, de dénombrement exhaustif des combinaisons possibles de concepts, avec certains procédés combinatoires de la mantique et des talismans.
Voici comment l'écrivain J.L. Borges (auteur de «La bibliothèque de Babel», censée contenir tous les livres aléatoires possibles) voyait la machine de Lull.
Il s'agit d'un schéma ou diagramme des attributs de Dieu. La lettre A, centrale, représente de Seigneur. Sur la circonférence, le B signifie la bonté, le C la grandeur, le D l'éternité, le E le pouvoir, le F la sagesse, le G la bonté, le C la grandeur, le D l'éternité, le E le pouvoir, le F la sagesse, le G la volonté, le H la vertu, le I la vérité, le K la gloire.

[...]

Imaginons un problème quelconque : déterminer la «véritable» couleur des tigres. Je donne à chacune des lettres lulliennes la valeur d'une couleur, je fais tourner les disques et je constate que le tigre inconstant est bleu, jaune, noir, blanc, vert, violet, orange et grois ou bleu-jaune, bleu-noir, bleu-blanc, bleu-vert, bleu-violet, bleu-bleu, etc, etc. Devant cette ambiguïté torrentielle, les partisans de l'Ars Magna ne s'effrayaient pas ; ils conseillaient l'emploi simultané d'un grand nombre de machines combinatoires qui - selon eux - s'orienteraient et se rectifieraient à force de « multiplications» et d'«évacuations».
Une machine produisant des phrases aléatoires à volonté, l'idée allait séduire longtemps : de celle que Gulliver voit fonctionner dans l'île de Laputa, à la littérature combinatoire chère à Georges Pérec et Raymond Queneau, jusqu'aux «Pipotrons» que l'on trouve à foison sur le web.

Si la caricature est facile, il reste que Lull est l'initiateur d'un courant philosophique de «mécanisation de la pensée» qui sera repris sans discontinuer au cours des siècles suivants : Giordano Bruno, Descartes, Hobbes, Leibniz, puis Babbage et enfin Turing : l'intelligence artificielle a une longue histoire derrière elle !


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