Continuité uniforme

Le texte de Cauchy définit la continuité d'une fonction sur un intervalle («entre deux limites»). Il confond en fait deux notions, qui ne seront distinguées que beaucoup plus tard, en particulier par Eduard Heine (1821-1881) en 1872. Soit $ f$ une fonction, définie sur un intervalle $ I$. Ecrivons d'abord que $ f$ est continue sur $ I$, au sens de la définition 6.

$\displaystyle \forall x\in I ,\;\forall \varepsilon >0 ,\;\exists \eta>0  ,\...
...x\vert\leqslant \eta\;\Longrightarrow \vert f(y)-f(x)\vert\leqslant \varepsilon$ (2)

Définition 7   On dit que $ f$ est uniformément continue sur $ I$ si

$\displaystyle \forall \varepsilon >0 ,\;\exists \eta>0 ,\;\forall x\in I  ,\...
...vert\leqslant \eta\;\Longrightarrow\; \vert f(y)-f(x)\vert\leqslant \varepsilon$ (3)

Evidemment, (3) implique (2), mais la réciproque est fausse en général. La différence entre (2) et (3) est subtile. Dans (2) la valeur de $ \eta$ peut dépendre non seulement de $ \varepsilon $ mais aussi de $ x$. Dans (3), elle ne peut dépendre que de $ \varepsilon $ : pour un $ \varepsilon $ donné, on peut choisir le même $ \eta$ pour tous les points de l'intervalle.

Examinons la fonction inverse sur $ I=]0,1]$ (cf. proposition 7).

\begin{displaymath}
\begin{array}{rcl}
&f&\\
]0,1]&\longrightarrow&\mathbb{R}\\
x&\longmapsto&f(x)=1/x
\end{array}\end{displaymath}

Soit $ x$ un point de $ ]0,1]$ et $ \varepsilon $ un réel strictement compris entre 0 et $ 1$. L'image réciproque par $ f$ de l'intervalle $ [f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ]$ est l'intervalle :

$\displaystyle f^{-1}([f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ])=
\left[\frac{1}{f(x)+\varepsilon },\frac{1}{f(x)-\varepsilon }\right]
$

Cet intervalle contient $ x$, et

$\displaystyle x-\frac{1}{f(x)+\varepsilon }<\frac{1}{f(x)-\varepsilon }-x
$

Posons

$\displaystyle \eta_x =x-\frac{1}{f(x)+\varepsilon }=x-\frac{1}{\frac{1}{x}+\varepsilon }
=\frac{\varepsilon x^2}{1+\varepsilon x}
$

Alors, pour tout $ y$ dans l'intervalle $ [x-\eta_x,
x+\eta_x]$, $ f(y)$ reste dans l'intervalle $ [f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ]$. De plus, $ \eta_x$ est le plus grand réel possédant cette propriété. Observons que pour $ \varepsilon >0$ fixé, $ \eta_x$ tend vers 0 quand $ x$ tend vers 0.

Bien sûr, pour n'importe quel $ \eta'<\eta_x$, l'implication

$\displaystyle \vert y-x\vert\leqslant \eta' \;\Longrightarrow\; \vert f(y)-f(x)\vert\leqslant \varepsilon
$

reste vraie. Mais il n'est pas possible de choisir un même $ \eta'$ tel qu'elle reste vraie pour tous les $ x$ de $ ]0,1]$ : la fonction $ f$ n'est pas uniformément continue sur $ ]0,1]$.

Examinons maintenant la fonction racine carrée sur le même intervalle $ I=]0,1]$.

\begin{displaymath}
\begin{array}{rcl}
&f&\\
]0,1]&\longrightarrow&\mathbb{R}\\
x&\longmapsto&f(x)=\sqrt{x}
\end{array}\end{displaymath}

Soit $ x$ un point de $ ]0,1]$ et $ \varepsilon $ un réel strictement compris entre 0 et $ 1$. Pour $ \varepsilon <f(x)$, l'image réciproque par $ f$ de l'intervalle $ [f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ]$ est l'intervalle :

$\displaystyle f^{-1}([f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ])
=
\left[x-(2\varepsilon \sqrt{x}-\varepsilon ^2),x+(2\varepsilon \sqrt{x}+\varepsilon ^2)\right]
$

Pour $ \varepsilon \geqslant f(x)$, c'est l'intervalle

$\displaystyle \left[0,(\sqrt{x}+\varepsilon )^2\right]
=
\left[0,x+(2\varepsilon \sqrt{x}+\varepsilon ^2)\right]
$

L'amplitude de ces intervalles dépend bien de $ x$ a priori. Posons $ \eta=\varepsilon ^2$. Nous allons démontrer que pour tout $ x,y\in
]0,1]$, si $ \vert y-x\vert<\eta$, alors $ \vert f(y)-f(x)\vert\leqslant\varepsilon $, ce qui entraîne que $ f$ est uniformément continue sur $ I$. Supposons d'abord $ \varepsilon <f(x)$. Alors $ 2\varepsilon \sqrt{x}-\varepsilon ^2>\varepsilon ^2=\eta$. Donc l'intervalle $ f^{-1}([f(x)-\varepsilon ,f(x)+\varepsilon ])$ contient l'intervalle $ [x-\eta,x+\eta]$ : si $ y$ vérifie $ \vert y-x\vert<\eta$, alors $ \vert f(y)-f(x)\vert\leqslant\varepsilon $. Supposons maintenant $ \varepsilon \geqslant f(x)$. Si $ y\leq
x$, alors $ \vert\sqrt{y}-\sqrt{x}\vert\leqslant \sqrt{x}\leqslant \varepsilon $. Si $ x<y\leq
x+\eta$, alors $ 0\leqslant y\leqslant x+(2\varepsilon \sqrt{x}+\varepsilon ^2)$, donc $ \vert\sqrt{y}-\sqrt{x}\vert\leqslant \varepsilon $.

Le résultat suivant, que l'on appelle traditionnellement théorème de Heine, a semble-t-il été démontré pour la première fois par Dirichlet en 1862. Comme pour beaucoup de théorèmes importants, son histoire est compliquée, au point qu'il a été proposé de l'appeler «théorème de Dirichlet-Heine-Weierstrass-Borel-Schoenflies-Lebesgue», par ordre d'entrée en scène des mathématiciens qui l'ont raffiné ou généralisé.

Théorème 14   Toute fonction continue sur un intervalle fermé borné est uniformément continue.

Donc la fonction $ x\mapsto \sqrt{x}$ est uniformément continue sur $ [0,1]$, tout comme la fonction $ x\mapsto 1/x$ sur l'intervalle $ [10^{-3},1]$. Démonstration : Soit $ [a,b]$ un intervalle fermé borné, et $ f$ une fonction continue sur $ [a,b]$. Soit $ \varepsilon $ un réel strictement positif. D'après (2), pour tout $ x\in[a,b]$, il existe un réel strictement positif, que nous noterons $ \eta_x$, tel que pour tout $ y\in [a,b]$,

$\displaystyle \vert y-x\vert\leqslant \eta_x\;\Longrightarrow\;\vert f(y)-f(x)\vert\leqslant \frac{\varepsilon }{2}
$

Pour tout $ x$, considérons l'intervalle ouvert $ ]x-\eta_x,x+\eta_x[$, noté $ I_x$. Le point crucial de la démonstration est qu'il est possible d'extraire de cette famille d'intervalles une famille finie, qui recouvre l'intervalle $ [a,b]$ :

$\displaystyle \exists m\in \mathbb{N} ,\;\exists x_1,\ldots,x_m\in[a,b]\;,\quad [a,b]\subset \bigcup_{i=1}^m I_{x_i}$ (4)

Ceci est un cas particulier d'un résultat de topologie plus général, le lemme de Borel-Lebesgue. Pour le démontrer, la première étape consiste à montrer que pour un certain entier $ n$, tout intervalle de la forme $ ]y-1/n,y+1/n[$ est inclus dans l'un des $ I_x$ au moins.

$\displaystyle \exists n\in\mathbb{N} ,\;\forall y\in [a,b] ,\;\exists x\in[a,b]\;,\quad ]y-1/n,y+1/n[\subset I_x$ (5)

Ecrivons la négation :

$\displaystyle \forall n\in\mathbb{N} ,\;\exists y\in [a,b] ,\;\forall x\in[a,b]\;,\quad
]y-1/n,y+1/n[\not\subset I_x
$

Pour tout $ n$, soit $ y_n$ l'un des $ y$ dont l'existence est affirmée ci-dessus. Par le théorème de Bolzano-Weierstrass, on peut extraire de la suite $ (y_n)$ une sous-suite $ (y_{\phi(k)})$, qui converge vers $ c\in [a,b]$. En particulier, aucun des intervalles $ ]y_{\phi(k)}-1/\phi(k),y_{\phi(k)}+1/\phi(k)[$ n'est inclus dans $ I_c$, ce qui est impossible si $ c$ est la limite de $ (y_{\phi(k)})$.

En utilisant (5), nous allons démontrer (4) par l'absurde. Soit $ y_1$ un point de $ [a,b]$. Il existe $ x_1$ tel que $ ]y_1-1/n,y_1+1/n[\subset I_{x_1}$. Comme $ I_{x_1}$ ne recouvre pas $ [a,b]$, il existe un point $ y_2$ de $ [a,b]$ qui n'appartient pas à $ I_{x_1}$. Ce point est à distance au moins $ 1/n$ de $ y_1$. Il existe un point $ x_2$ tel que $ ]y_2-1/n,y_2+1/n[\subset I_{x_2}$. La réunion $ I_{x_1}\cup
I_{x_2}$ ne recouvre pas $ [a,b]$. Donc il existe $ y_3$ en dehors de cette réunion : $ y_3$ est à distance au moins $ 1/n$ de $ y_1$ et de $ y_2$. Par récurrence, on construit ainsi une suite $ (y_k)$ de points de $ [a,b]$ telle que deux quelconques de ses éléments sont à distance au moins $ 1/n$. En appliquant une fois de plus le théorème de Bolzano-Weierstrass, une sous-suite de $ (y_k)$ devrait converger, d'où la contradiction.

Puisque les intervalles ouverts $ I_{x_1},\ldots,I_{x_m}$ recouvrent $ [a,b]$, il existe $ \eta$ tel que si $ \vert x-y\vert\leqslant \eta$, alors $ x$ et $ y$ appartiennent à un même intervalle $ I_{x_i}$. Si c'est le cas,

$\displaystyle \vert f(x)-f(y)\vert\leqslant \vert f(x)-f(x_i)\vert+\vert f(x_i)...
...)\vert\leqslant \frac{\varepsilon }{2}
+\frac{\varepsilon }{2}=\varepsilon \;,
$

par définition de $ I_{x_i}$.$ \square$

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