Le tailleur de pierres de Mézières

Femme d'esprit et de caractère, Mme Roland avait exercé une influence importante au début de la Révolution. Résolument engagée du côté des Girondins, elle fut une des victimes de la Terreur en 1793. En attendant son procès en prison, elle se venge par la plume de ceux qui vont l'envoyer à la guillotine.
Bonhomme, épais et pasquin, Monge, autrefois tailleur de pierres à Mézières, où l'abbé Bossut lui trouvant quelques dispositions, l'initia aux mathématiques et l'encouragea de six livres par semaine, avait fait son chemin en travaillant, mais sans revoir son bienfaiteur depuis qu'il était devenu son égal. Habitué à calculer avec des éléments inaltérables, Monge n'entendait rien aux hommes ni aux affaires d'administration : lourd et mauvais plaisant il m'a toujours rappelé, quand il voulait faire l'agréable, un ours que la ville de Berne fait nourrir dans ses fossés, et dont les gentillesses, appropriées à leurs formes grossières, amusent les passants.

Le nouveau ministre plaça dans les bureaux des hommes aussi peu capables d'agir que lui l'était de les juger : il se donnait beaucoup de mal sans rien faire ; et avec la meilleure volonté du monde, il laissa désorganiser la marine dans le temps où il était le plus important de l'entretenir et de la remonter. Il faut rendre justice à sa bonne foi ; il fut effrayé du fardeau et désira s'en décharger ; mais l'embarras de trouver mieux le fit inviter à demeurer. Insensiblement sa situation lui parut douce, et il s'imaginait en remplir les devoirs aussi bien qu'eût fait personne autre. Mais s'il fut mauvais administrateur, il était encore pire conseiller, et n'a jamais occupé que sa chaise dans les délibérations du pouvoir exécutif, se rangeant constamment à l'avis le plus timide, parce que, n'en ayant point à lui, il ne pouvait adopter que le plus convenable aux vues d'un esprit borné.

Lorsque Pache devint ministre, il fut le régulateur de Monge, son admirateur et son ami, qui n'eut plus d'opinion que la sienne et la recevait comme l'inspiration divine ; c'est ainsi qu'il s'est maratisé, et que cet homme qui eût dû avoir son genre de bonté, s'est rendu fauteur de la doctrine la plus sanguinaire et la plus atroce.
Comment Gaspard Monge (1746-1818), un savant renommé, s'était-il retrouvé dans le camp des extrémistes, ainsi «maratisé» ? Mme Roland n'a pas tort : probablement plus par faiblesse et par amitié pour Pache que par conviction profonde. Tout «lourd et mauvais plaisant» qu'il ait pu être jugé, il aura au moins eu le mérite dans une époque troublée de surnager aux vagues des régimes successifs. Lors du Consulat, il est envoyé en Italie, puis en Égypte au gré des campagnes de Napoléon. Après le coup d'état du 18 Brumaire, il est nommé membre du «Sénat conservateur», chargé de veiller sur les constitutions successives du Consulat puis de l'Empire. Quel rapport entre cette brillante carrière politique et les mathématiques ? Même s'il n'a pas été un administrateur exceptionnel, Monge aura pesé de tout son poids politique dans la réforme du système éducatif : École Normale Supérieure, École Polytechnique, École des Ponts et Chaussées, École des Arts et Métiers..., on doit à Monge (et aussi à Laplace et Lagrange) le système si typiquement français des Grandes Écoles. Ils ne se contentèrent pas d'en définir les programmes et le niveau d'exigence ; ils en furent les premiers professeurs, et se dévouèrent à leur enseignement au point de laisser une empreinte pédagogique qui devait leur survivre au-delà du XIXe siècle.

À peine finies ses études au Collège de la Trinité de Lyon, Monge avait été engagé à 19 ans à l'École royale du génie de Mézières, non pas comme tailleur de pierres, mais comme dessinateur, et dès l'année suivante avait eu à dessiner des plans de fortifications. Cette expérience devait influencer durablement ses travaux de géométrie, et par suite l'enseignement des futurs cadres de la nation. Quand il rédige les notes de son cours «Application de l'Analyse à la Géométrie, à l'usage de l'École Impériale Polytechnique», il consacre une monumentale seconde partie (415 pages) à la «Théorie des surfaces courbes et des courbes à double courbure». Voici ce qu'il écrit à la fin du chapitre «Ellipsoïdes».

S'il était question de voûter un espace circonscrit en projection horizontale par une ellipse, on ne pourrait pas donner à la voûte une surface plus convenable que celle de la moitié d'une ellipsoïde dont une des ellipses principales coïnciderait avec l'ellipse de la naissance ; et en supposant que cette voûte dût être exécutée en pierres de taille, il faudrait que la division en voussoirs fût opérée au moyen des lignes de courbure dont nous avons donné la construction, et que les joints fussent les surfaces développables normales à la voûte.
C'est ainsi que jusqu'aux années 1970, des générations d'étudiants en mathématiques devront au «tailleur de pierres de Mézières» d'avoir été formés à la géométrie cotée, aux projections frontales et horizontales, et autres surfaces développables.

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