Le mariage de Sophie Kovalevskaïa

Les deux filles de Vassili Vassilievitch Korvin-Kroukovski rêvaient de voyages, d'études, d'émancipation, bref de liberté. Or en 1868, aucun père n'aurait laissé ses filles parcourir l'Europe. D'ailleurs, où seraient-elles allées ? La Suisse admettait bien des femmes dans ses universités, mais aucune jeune fille (digne de ce nom) n'aurait jamais osé voyagé seule. La solution passait par le mariage : si l'une d'elles se mariait, le jeune couple pourrait partir, accompagné de celle qui resterait célibataire.

L'aînée, Aniouta, souhaitait devenir écrivain. Elle connaissait le grand Fédor Dostoïevski, et fréquentait les milieux nihilistes qui s'opposaient, parfois violemment, au pouvoir tsariste. Or parmi ces jeunes gens aux idées progressistes, commençait à se répandre une solution toute simple à l'émancipation féminine : le mariage blanc. Il suffisait de trouver un candidat aux idées suffisamment larges pour accepter le marché, et le tour était joué : respectabilité sociale contre autonomie garantie pour chacun. Aniouta trouva vite parmi ses relations un candidat possible : Vladimir Onoufrievitch Kovalevski, désireux lui aussi de partir à l'étranger, dans son cas pour étudier la géologie. Elle ménagea une entrevue à laquelle assistait sa jeune s\oeur Sophia. Le courant ne passa pas vraiment entre Aniouta et Vladimir. Pour masquer la gêne, Sophia se montra brillante, et elle fit si bien que Vladimir ne tarda pas à la demander en mariage. Restait à convaincre le père : en effet, il n'était pas d'usage qu'une cadette se marie avant son aînée ; et puis, mariée ou pas, dix-huit ans c'était un peu jeune pour quitter la maison. Bref, Vassili ne dit pas non, mais il laissa tout de même entendre qu'il faudrait se montrer patient. C'était oublier le caractère de Sophia : elle décida de prendre les choses en main. Un jour où une réception était organisée à la maison familiale, elle ne se présenta pas au repas, et fit savoir à tout le monde qu'elle était trop occupée par les préparatifs de son mariage avec Vladimir. Le père, mis devant le fait accompli, ne pouvait pas se ridiculiser en avouant devant tous ses invités qu'il l'ignorait : il tourna l'incident en annonce officielle et fit semblant d'avoir donné sa bénédiction. Il n'était plus possible de reculer : le mariage eut lieu, et les nouveaux époux, accompagnés d'Aniouta, partirent pour la Suisse, l'Autriche, puis l'Allemagne.

Les capacités extraordinaires de Sophia impressionnèrent plusieurs professeurs, dont Karl Weierstrass. N'ayant pas réussi à obtenir pour elle le droit de s'inscrire à l'université de Berlin, il entreprit de lui donner des cours particuliers. Elle progressa si bien, qu'en 1874 Weierstrass obtint de l'université de Göttingen qu'elle puisse présenter une thèse : un des tout premiers doctorats jamais obtenus par une femme. Elle avait pour cela écrit trois mémoires, dont chacun aurait suffi à un candidat homme pour devenir docteur. Un de ces mémoires portait sur la résolution des équations aux dérivées partielles. Elle y démontrait un théorème d'existence et d'unicité des solutions. Son résultat généralisait un théorème énoncé par Cauchy en 1848, avec une démonstration plus simple et plus élégante. Ce théorème, une des bases de la théorie des équations aux dérivées partielles, est resté dans l'histoire sous le nom de Cauchy-Kovalevskaïa.

Pendant ce temps-là, et malgré le contrat de mutuelle indépendance clairement énoncé au début de leur mariage, il semble bien que le pauvre Vladimir ait toujours été amoureux de son épouse. D'ailleurs les convenances imposaient de faire semblant. Malgré des disputes fréquentes, Vladimir eut finalement gain de cause. Après la fin de leurs études, ils revinrent en Russie et une petite fille naquit peu de temps après. Le bonheur fut de courte durée. Après quelques années d'inactivité mathématique pendant lesquelles Sophia fit du journalisme, écrivit des nouvelles, et s'occupa de sa fille, le virus des mathématiques la reprit et elle partit en Suède à l'invitation de Gösta Mittag-Leffler. Celui-ci réussit après plusieurs années de lutte à obtenir pour elle un poste de professeur à l'université de Stockholm. Vladimir quant à lui, après avoir perdu tout l'héritage de Sophia dans des spéculations douteuses, et devant les dettes qui s'accumulaient, se suicida.

Sophia Kovalevskaïa fut la première femme professeur d'université et la première femme à obtenir un prix de l'Académie des Sciences de Paris. Elle avait clairement conscience d'être une pionnière, et d'agir par son exemple pour l'émancipation des femmes. Pour donner une idée des oppositions féroces auxquelles elle se heurta, voici ce que dit à son propos le dramaturge August Strindberg. «Un professeur femme est un phénomène pernicieux et déplaisant ; on pourrait même dire, une monstruosité.»  Ce n'était pas l'avis de ses collègues et de ses étudiants. Ainsi Mittag-Leffler a-t-il dit d'elle :

C'est une femme fascinante. Elle est belle, et quand elle parle, une expression de féminité, de douceur et de rare intelligence illumine son visage [...] Comme savante, elle se distingue par la rare clarté et précision avec laquelle elle s'exprime, ainsi que par une extraordinaire rapidité de compréhension. Il est facile de voir la profondeur à laquelle elle a poussé ses études, et je comprends parfaitement pourquoi Weierstrass la considère comme la plus douée de ses élèves.

Sophia Vassilievna Kovalevskaïa mourut d'une pneumonie à 41 ans, probablement sans avoir donné la pleine mesure de ses capacités mathématiques. Elle disait : «Il est impossible d'être mathématicien sans être poète dans l'âme».


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