La manufacture à logarithmes

Exercice : évaluez l'âge canonique de l'auteur sachant que, comme tous ses camarades à l'époque, il a commencé par se munir d'une règle à calcul et de tables de logarithmes avant d'entamer ses études de mathématiques. Comptez pendant combien de siècles mathématiciens, ingénieurs et astronomes n'ont eu à leur disposition que des tables de valeurs numériques pour les aider dans leurs calculs, sachant que les premières tables trigonométriques sont celles d'Hipparque de Nicée (IIesiècle av. J.C.). La puissance des logarithmes, inventés par John Napier en 1614, est de transformer les produits en sommes : $ ab= \exp(\log(a)+\log(b))$. Mais cela n'a d'intérêt que si on peut calculer simplement $ \log(a)$ et $ \log(b)$ puis l'exponentielle de la somme : d'où la nécessité de tables précises permettant de lire les valeurs des logarithmes sans calcul supplémentaire. Tout au long des XVIIeet XVIIIesiècles, des tables de plus en plus perfectionnées ont été calculées et publiées.

Comment ? Du temps de Napier, on utilisait simplement la définition : le logarithme en base $ b$ d'un nombre $ x$ est le nombre $ l$ tel que $ b^l=x$. Prenez par exemple le nombre $ x=1.001$ et multipliez-le par lui-même de façon répétée. Ce n'est pas difficile, pour multiplier un nombre $ a$ par $ x$, il suffit d'ajouter $ a$ avec son décalage de 3 décimales, en plaçant bien la virgule. Arrêtez-vous dès que le produit dépasse $ b=10$. Déjà fini ? C'est bien ! Vous avez fait 2304 multiplications. Vous êtes sûr que vous n'avez pas triché ?

x=1.001; p=x; P=[p]; n=1; while p<10, p=p*x; P=[P,p]; n=n+1; end;
Maintenant divisez tous les entiers de 1 à 2304 par 2304 : $ k/2304$ est une approximation du logarithme en base 10 de $ x^k$ ; pas trop mauvaise d'ailleurs.
norm([1:n]/n-log10(P))
Pour pas beaucoup plus cher, améliorez sérieusement le résultat avec une interpolation linéaire, qui fournit un diviseur mieux placé entre 2303 et 2304 :
d=n-(P(n)-10)/(P(n)-P(n-1))
norm([1:n]/d-log10(P))
Vous avez maintenant une approximation des logarithmes décimaux de 2304 nombres entre 1 et 10. Des interpolations linéaires entre ces valeurs peuvent vous en fournir d'autres. Tel est le principe des premières tables de Napier, perfectionnées par Briggs en 1617 (1000 logarithmes à 14 décimales) puis 1624 (30000 logarithmes à 14 décimales). Le courageux Briggs produira aussi entre autres des tables de logarithmes de sinus et tangentes, précises au 100ede degré. Les techniques de calcul changent avec la publication, le 5 juillet 1687 des «Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica» d'Isaac Newton (1642-1727). Le lemme V du livre III, pages 695 et 696 décrit une méthode pour «trouver une ligne courbe de genre parabolique qui passe par un nombre quelconque de points». C'est la méthode des différences divisées que nous vous avons proposée en devoir. Elle permet de ramener le calcul d'une série de valeurs d'une fonction polynomiale à une succession d'additions. Il suffit alors d'approcher une fonction quelconque à tabuler par un polynôme assurant la précision désirée, puis de calculer les valeurs de ce polynôme par différences successives. Parmi les \oeuvres de la révolution, l'établissement du système métrique fut une entreprise d'une ambition difficilement imaginable. Outre la définition des nouvelles mesures, le passage systématique au système décimal impliquait entre autres que l'on recalcule les tables trigonométriques : l'angle droit, jusque-là divisé en 90 degrés, $ 90\times 60$ minutes et $ 90\times 60 \times 60$ secondes, se composait désormais de 100 grades, subdivisés en puissances de 10. La mission de calculer de nouvelles tables fut confiée au directeur du bureau du cadastre, Gaspard-Clair-François-Marie Riche, Baron de Prony, devenu plus simplement le citoyen Prony. Il dit avoir été inspiré par les travaux d'Adam Smith sur la division du travail en tâches homogènes répétées, et en particulier par son exemple de la fabrique d'épingles (1776).
One man draws out the wire, another straights it, a third cuts it, a fourth points it, a fifth grinds it at the top for receiving the head: to make the head requires two or three distinct operations: to put it on is a particular business, to whiten the pins is another...and the important business of making a pin is, in this manner, divided into about eighteen distinct operations, which in some manufactories are all performed by distinct hands, though in others the same man will sometime perform two or three of them.
Peut-être Prony et Smith avaient-ils lu l'article «Épingle» de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qui décrit dans les moindres détails les 18 opérations nécessaires.
Cet article est de M. DELAIRE, qui décrivoit la fabrication de l'épingle dans les atteliers même des ouvriers, sur nos desseins, tandis qu'il faisoit imprimer à Paris son analyse de la philosophie sublime & profonde du chancelier Bacon ; ouvrage qui joint à la description précédente, prouvera qu'un bon esprit peut quelquefois, avec le même succès, & s'élever aux contemplations les plus hautes de la Philosophie, & descendre aux détails de la méchanique la plus minutieuse. Au reste ceux qui connoîtront un peu les vûes que le philosophe anglois avoit en composant ses ouvrages, ne seront pas étonnés de voir son disciple passer sans dédain de la recherche des lois générales de la nature, à l'emploi le moins important de ses productions.
«Je ferai mes calculs comme on fait des épingles» décide Prony. Ainsi naquit la «Manufacture à Logarithmes4». Prony organisa le travail en trois groupes. Le premier était celui des mathématiciens (parmi lesquels Legendre), chargés d'établir les formules d'approximation polynomiale garantissant la précision souhaitée, de calculer les tables de différences, bref d'établir les algorithmes de calcul. Le deuxième groupe organisait les calculs pour le troisième, en préparant des formulaires destinés à recevoir les résultats intermédiaires. Il compilait ensuite les valeurs obtenues et réalisait le manuscrit définitif. Le troisième groupe était celui des calculateurs, qui passaient leurs journées à effectuer les additions prescrites et à en noter les résultats. Il est difficile de savoir exactement combien il y eut de ces calculateurs, probablement plusieurs dizaines. Ils étaient répartis en deux groupes, produisant deux manuscrits originaux dont les résultats furent ensuite confrontés pour détecter les erreurs. La Manufacture à Logarithmes fit merveille : à raison de plusieurs centaines de valeurs calculées par jour, avec des précisions allant jusqu'à 24 chiffres, plusieurs milliers de pages furent produites. Le Comité de Salut Public avait décrété le 11 mai 1794 que 10000 exemplaires des tables devraient être imprimés aux frais de la République. Ils ne sont jamais sortis : les problèmes politiques, les coûts et les difficultés techniques de l'entreprise s'accumulant, les tables ne dépassèrent pas le stade des deux manuscrits qui nous sont parvenus. Même si elle ne déboucha sur aucune utilisation pratique, cette extraordinaire entreprise eut néanmoins une influence indirecte sur l'histoire de l'informatique. L'anglais Charles Babbage (1791-1871), lui même auteur de tables de logarithmes, en avait eu connaissance. Il avait conçu l'idée de remplacer les calculateurs de Prony par les rouages d'une machine : sa «machine à différences» devait supprimer toute intervention humaine source d'erreurs, et réaliser l'ensemble des opérations jusqu'à composer automatiquement les matrices des pages pour l'impression des tables. Cette machine ne vit jamais le jour du vivant de son inventeur, pas plus que la «machine analytique», beaucoup plus ambitieuse, qu'il conçut ensuite : dommage, elle aurait été le premier ordinateur.

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