Bases

Ce chapitre ne traite que des espaces finiment engendrés.

Définition 7   On dit qu'un espace vectoriel est finiment engendré s'il est engendré par un nombre fini de vecteurs.

Voici deux observations symétriques.
  1. Si on ajoute un vecteur à une famille génératrice, alors elle ne peut plus être libre. En effet, tout vecteur ajouté est forcément combinaison linéaire des précédents, ce qui n'est pas possible dans une famille libre.
  2. Si on enlève un vecteur à une famille libre, alors elle ne peut plus être génératrice. En effet, le vecteur que l'on vient d'enlever n'est pas combinaison linéaire des autres, donc il n'est pas dans l'espace engendré par les autres.

Définition 8   On appelle base toute famille à la fois génératrice et libre.

Nous avons déjà rencontré plusieurs bases. Les familles $ ((1,0), (0,1))$ et $ ((1,1), (1,-1))$ sont deux bases de $ \mathbb{R}^2$. Dans $ \mathbb{R}^n$,

$\displaystyle \Big( (1,0,\ldots,0) ,\;
(0,1,\ldots,0) ,\;\ldots ,\;
(0,0,\ldots,1) \Big)
$

est une base, que l'on appelle la base canonique. La proposition suivante nous permettra de parler de bases en étant assurés de leur existence. Sa démonstration montrera aussi qu'on peut extraire une base de toute famille génératrice.

Proposition 4   Dans un espace vectoriel, différent de $ \{0\}$ et finiment engendré, il existe une base.

Démonstration : Soit $ (v_1,\ldots,v_n)$ une famille génératrice de l'espace. Puisque cet espace est différent de $ \{0\}$, au moins un des $ v_i$ est non nul. Si $ v_i\neq 0$, $ (v_i)$ est une famille libre. Parmi les sous-familles, extraites de $ (v_1,\ldots,v_n)$, considérons celles qui sont des familles libres, et choisissons parmi elles une famille libre ayant le plus grand nombre d'éléments. Notons $ m$ ce nombre d'éléments maximal. On peut renuméroter les $ v_i$ de sorte que $ (v_1,\ldots,v_m)$ soit une famille libre. Puisque le nombre $ m$ est maximal, les vecteurs $ v_{m+1},\ldots,v_n$ sont des combinaisons linéaires de $ v_1,\ldots,v_m$. Donc tout vecteur est combinaison linéaire de $ v_1,\ldots,v_m$. Donc $ (v_1,\ldots,v_m)$ est à la fois génératrice et libre : c'est une base.$ \square$

Le résultat principal de cette section est le suivant.

Théorème 3   Dans un espace vectoriel, différent de $ \{0\}$ et finiment engendré, toutes les bases ont le même nombre d'éléments.

Démonstration : La partie difficile de la démonstration réside dans le lemme suivant.

Lemme 1   Si un espace possède une famille génératrice à $ n$ éléments, alors toute famille de $ n+1$ éléments est liée.

Admettons ce lemme pour l'instant. Si deux bases $ {\cal B}_1$ et $ {\cal B}_2$ ont pour cardinaux $ n_1$ et $ n_2$, alors $ n_2\leqslant n_1$ d'après le lemme, car $ {\cal B}_1$ est génératrice et $ {\cal B}_2$ est libre. De façon symétrique, puisque $ {\cal B}_2$ est génératrice et $ {\cal B}_1$ est libre, $ n_1\leqslant n_2$. Donc $ n_1=n_2$, et le théorème est démontré. La démonstration du lemme se fait par récurrence sur le cardinal de la famille génératrice. Supposons que l'espace admette une famille génératrice à un seul élément $ v$. Soit l'espace est une droite vectorielle soit il ne contient que le vecteur nul : tous les vecteurs sont proportionnel à $ v$. Deux vecteurs quelconques s'écrivent $ \lambda v$ et $ \mu v$, pour un certain couple de réels $ (\lambda,\mu)$, et ils sont liés car, soit au moins l'un des deux est nul, soit chacun est proportionnel à l'autre (cf. proposition 3).

Supposons maintenant que le résultat du lemme soit vrai pour une famille génératrice de $ n$ vecteurs. Nous voulons passer au rang $ n+1$. Considérons un espace engendré par les vecteurs $ v_1,\ldots,v_{n+1}$ et une famille de $ n+2$ vecteurs $ (w_1,\ldots,w_{n+2})$. Nous devons montrer qu'elle est liée.

Chacun des $ w_i$ est combinaison linéaire des $ v_i$. Dans ces combinaisons linéaires, isolons la partie concernant $ v_{n+1}$.

$\displaystyle \forall i=1,\ldots,n+2\;,\quad w_i = w'_i+\lambda_i v_{n+1}\;,
$

$ w'_i$ appartient au sous-espace engendré par $ (v_1,\ldots,v_{n})$. Si tous les $ \lambda_i$ sont nuls, cela signifie que les $ n+2$ vecteurs $ w_i$ sont tous dans le sous-espace engendré par $ (v_1,\ldots,v_{n})$. La famille est donc liée, par application de l'hypothèse de récurrence. Supposons maintenant que l'un des $ \lambda_i$ est non nul. Quitte à changer l'ordre des vecteurs, nous pouvons supposer $ \lambda_{n+2}\neq 0$. Alors $ v_{n+1}$ s'écrit :

$\displaystyle v_{n+1} = \frac{1}{\lambda_{n+2}}(w_{n+2}-w'_{n+2})\;.
$

Donc,

$\displaystyle \forall i=1,\ldots,n+1\;,\quad w_i = w'_i+
\frac{\lambda_i}{\lambda_{n+2}}(w_{n+2}-w'_{n+2})\;,
$

soit,

$\displaystyle \forall i=1,\ldots,n+1\;,\quad w_i -
\frac{\lambda_i}{\lambda_{n+2}}w_{n+2}
= w'_i-\frac{\lambda_i}{\lambda_{n+2}}w'_{n+2}
\;.
$

Les $ n+1$ vecteurs $ w'_i-\frac{\lambda_i}{\lambda_{n+2}}w'_{n+2}$, qui appartiennent à l'espace engendré par $ v_1,\ldots,v_{n}$, sont liés, d'après l'hypothèse de récurrence. Donc il existe $ \alpha_1,\ldots,\alpha_{n+1}$ non tous nuls, tels que

$\displaystyle \sum_{i=1}^{n+1}\alpha_i \left(  w_i -
\frac{\lambda_i}{\lambda_{n+2}}w_{n+2} \right) = 0
\;.
$

Ceci entraîne que $ w_1,\ldots,w_{n+2}$ sont liés, ce qui achève la démonstration du lemme.$ \square$

Le théorème 3 permet de définir rigoureusement la notion de dimension.

Définition 9   Soit $ E$ un espace vectoriel, différent de $ \{0\}$ et finiment engendré. On appelle dimension de $ E$ le nombre d'éléments commun à toute base de $ E$.

On étend la définition à un espace vectoriel contenant seulement le vecteur nul, en convenant que sa dimension est 0. Les espaces de dimension $ 1$ sont les droites vectorielles, ceux de dimension $ 2$ sont les plans vectoriels. L'espace $ \mathbb{R}^n$ est de dimension $ n$. Les sous-espaces de dimension $ n-1$ dans $ \mathbb{R}^n$ s'appellent les hyperplans de $ \mathbb{R}^n$. Si on connaît la dimension de l'espace, il est facile de vérifier si une famille de vecteurs est ou non une base, grâce au théorème suivant.

Théorème 4   Dans un espace vectoriel de dimension $ n$ :
  1. toute famille libre a au plus $ n$ éléments,
  2. toute famille libre de $ n$ éléments est une base,
  3. toute famille génératrice a au moins $ n$ éléments,
  4. toute famille génératrice de $ n$ éléments est une base.

Démonstration : Le premier point découle directement du lemme 1 : toute famille ayant au moins $ n+1$ vecteurs est liée.

Pour le second point, soit $ (v_1,\ldots,v_n)$ une famille libre, et $ v$ un vecteur quelconque de l'espace. D'après le premier point, $ (v_1,\ldots,v_n,v)$ est forcément liée : il existe une combinaison linéaire nulle, dont les coefficients ne sont pas tous nuls. Le coefficient de $ v$ dans cette combinaison linéaire ne peut pas être nul, car $ (v_1,\ldots,v_n)$ est libre. Donc $ v$ est combinaison linéaire de $ v_1,\ldots,v_n$. Donc $ (v_1,\ldots,v_n)$ est génératrice : c'est une base.

Pour le troisième point si une famille génératrice avait $ n-1$ éléments, alors par le lemme 1 toute famille de $ n$ éléments serait liée, et donc aucune base ne pourrait avoir $ n$ éléments.

Le quatrième point découle de la démonstration de la proposition 4. Si une famille est génératrice, une de ses sous-familles est une base. Si la famille génératrice a $ n$ éléments, la base extraite ne peut être que la famille elle-même. $ \square$ Comme il est naturel, tout sous-espace vectoriel d'une espace vectoriel de dimension finie est lui-même de dimension finie.

Proposition 5   Soit $ E$ un espace vectoriel de dimension $ n$. Tout sous-espace vectoriel de $ E$ est de dimension finie, inférieure ou égale à $ n$.

Démonstration : Soit $ F$ un sous-espace vectoriel de $ E$. Toute famille libre d'éléments de $ F$ est aussi une famille libre dans $ E$, elle a donc moins de $ n$ éléments d'après le point 1 du théorème 4. Considérons une famille libre d'éléments de $ F$, de longueur maximale. Soit $ (v_1,\ldots,v_m)$ cette famille. Soit $ v$ un vecteur quelconque de $ F$. La famille $ (v_1,\ldots,v_m,v)$ ne peut pas être libre. Elle est donc liée, donc $ v$ est combinaison linéaire de $ (v_1,\ldots,v_m)$. La famille $ (v_1,\ldots,v_m)$ est donc génératrice : c'est une base de $ F$. $ \square$ La dimension de l'espace engendré par une famille de vecteurs est le rang de cette famille.

Définition 10   On appelle rang d'une famille de vecteurs la dimension de l'espace vectoriel qu'elle engendre.

Les observations suivantes sont des conséquences faciles du théorème 4 :
$ \bullet$
le rang d'une famille de $ n$ vecteurs est au plus $ n$
$ \bullet$
le rang d'une famille de $ n$ vecteurs est $ n$ si et seulement si cette famille est libre
$ \bullet$
le rang d'une famille de $ n$ vecteurs est $ n$ si et seulement si cette famille est une base de l'espace vectoriel qu'elle engendre.
Nous verrons plus loin un moyen systématique pour déterminer le rang d'une famille de vecteurs, et en extraire une base de l'espace engendré. L'intérêt des bases est qu'elles permettent d'identifier tout espace de dimension finie à $ \mathbb{R}^n$, grâce à la notion de coordonnées.

Théorème 5   Soit $ E$ un espace de dimension $ n$ et $ (b_1,\ldots,b_n)$ une base de $ E$. Pour tout vecteur $ v\in E$ il existe un $ n$-uplet de réels $ (x_1,\ldots,x_n)$ unique tel que :

$\displaystyle v = \sum_{i=1}^n x_i b_i\;.
$

Démonstration : Comme la famille $ (b_1,\ldots,b_n)$ est génératrice, $ v$ s'exprime comme combinaison linéaire de $ b_1,\ldots,b_n$, d'où l'existence. Pour l'unicité, supposons que deux combinaisons linéaires soient égales.

$\displaystyle \sum_{i=1}^n x_i b_i
=
\sum_{i=1}^n y_i b_i
$

Ceci implique

$\displaystyle \sum_{i=1}^n (x_i-y_i) b_i=0\;,
$

donc $ x_i=y_i$, pour tout $ i=1,\ldots,n$, puisque $ (b_1,\ldots,b_n)$ est une famille libre. $ \square$

Les réels $ x_1,\ldots,x_n$ sont les coordonnées de $ v$ dans la base $ (b_1,\ldots,b_n)$.

Par exemple, les coordonnées de $ (2,3)$ dans la base $ ((1,0), (0,1))$ sont $ 2,3$. Dans la base $ ((1,1), (1,-1))$, ses coordonnées sont $ \frac{5}{2},-\frac{1}{2}$. Les coordonnées de $ (x_1,\ldots,x_n)$ dans la base canonique de $ \mathbb{R}^n$ sont $ x_1,\ldots,x_n$. Le théorème suivant, dit «théorème de la base incomplète»  montre qu'on peut fabriquer une base en complétant une famille libre par des éléments d'une famille génératrice.

Théorème 6   Soient $ l,n,m$ trois entiers tels que $ 1\leqslant l<n\leqslant m$. Soit $ E$ un espace vectoriel de dimension $ n$, $ (v_1,\ldots,v_l)$ une famille libre, et $ (w_1,\ldots,w_m)$ une famille génératrice. Alors il existe $ n-l$ indices $ i_1,\ldots,i_{n-l}\in\{1,\ldots,m\}$ tels que

$\displaystyle (v_1,\ldots,v_l,w_{i_1},\ldots,w_{i_{n-l}})\;,
$

soit une base de $ E$.

Démonstration : Appelons «famille complétée», soit la famille $ (v_1,\ldots,v_l)$, soit une famille du type

$\displaystyle (v_1,\ldots,v_l,w_{i_1},\ldots,w_{i_{k}})\;,
$

avec $ \{i_1,\ldots,i_k\}\subset\{1,\ldots,m\}$. On considère l'ensemble (fini et non vide) de toutes les familles complétées libres. Dans cet ensemble, on choisit une famille ayant le plus grand nombre possible d'éléments. Soit $ l+k$ ce nombre maximal d'éléments. On peut renuméroter les $ w_i$ de sorte que

$\displaystyle (v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_k)
$

soit une famille libre. Puisque $ k$ est maximal, pour $ j=k+1,\ldots,m$,

$\displaystyle (v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_k,w_j)
$

est liée. Il s'ensuit que $ w_j$ est combinaison linéaire de $ v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_k$.

Mais comme $ (w_1,\ldots,w_m)$ est génératrice, tout vecteur de l'espace est combinaison linéaire de $ v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_k$. Donc $ (v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_k)$ est une base.$ \square$

On utilise le théorème 6 le plus souvent sous la forme affaiblie suivante.

Corollaire 1   Soit $ E$ un espace vectoriel de dimension finie $ n\geqslant 2$. Soit $ l$ un entier tel que $ 1\leqslant l<n$ et $ (v_1,\ldots,v_l)$ une famille libre dans $ E$. Il existe $ n-l$ vecteurs $ w_1,\ldots,w_{n-l}$ tels que :

$\displaystyle (v_1,\ldots,v_l,w_1,\ldots,w_{n-l})
$

soit une base de $ E$.


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