Le dernier disciple de Galilée

Pour Vincenzio Viviani2, tout commence en 1639. Galilée, alors âgé de 75 ans et devenu aveugle, cherche quelqu'un pour l'aider dans ses travaux. À 17 ans, Viviani, issu d'une famille aisée de la noblesse florentine, se signale par son talent précoce pour les mathématiques. Galilée apprécie la tournure d'esprit et le goût pour les études du jeune homme, et en fait son pensionnaire à Arcetri, sur les collines de Florence. Jusqu'à la mort de Galilée trois ans plus tard, Viviani sera le lecteur et le secrétaire du grand homme. Galilée en vint à considérer Viviani comme un fils, et Viviani conçut pour celui qui l'avait ainsi adopté un attachement profond, qu'il manifesta pendant les 60 ans qu'il devait lui survivre, et même au-delà. Après la condamnation de Galilée par l'Inquisition, et l'interdiction faite de l'enterrer en terre consacrée, il faudra longtemps avant que ses restes puissent reposer dans le caveau familial de l'église Santa Croce à Florence. Ce ne fut fait qu'en 1737, 34 ans après la mort de Viviani qui avait laissé par testament des intructions précises pour l'édification du tombeau de Galilée, auprès duquel ses propres restes furent placés.

Les trois ans passés auprès du vieux sage marquèrent définitivement Viviani, qui devint lui-même un savant reconnu, membre de plusieurs académies européennes, dont l'Académie des Sciences de Paris, où Fontenelle prononça son éloge.

Partout il se nomme le dernier disciple de Galilée [...] ; jamais il ne met son nom à un ouvrage sans l'accompagner de cette qualité ; jamais il ne manque une occasion de parler de Galilée et quelquefois même, ce qui fait encore mieux l'éloge de son c\oeur, il en parle sans beaucoup de nécessité ; jamais il ne nomme le nom de Galilée sans lui rendre un hommage ; et l'on sent bien que ce n'est point pour s'associer en quelque sorte au mérite de ce grand homme et en faire rejaillir une partie sur lui ; le style de la tendresse est bien aisé à reconnaître d'avec celui de la vanité.
Quant à l'homme, voici le portrait plutôt flatteur d'un contemporain.
de m\oeurs honnêtes et pures ; de manières exquises ; d'aspect agréable ; avec toujours un air de gaieté sur le visage ; modéré dans ses paroles, très apprécié dans sa conversation. Il était plutôt grand de taille, avait la peau claire et les cheveux bruns ; ses yeux d'un léger bleu turquoise étaient toujours vifs et brillants.
Élève d'un des savants les plus novateurs de son époque, Viviani se signale pourtant par sa fidélité à la géométrie des classiques grecs3. Il s'était fait connaître pour avoir reconstitué un texte d'Appolonius, que l'on croyait perdu, mais qui fut retrouvé dans une traduction arabe avant que Viviani ait terminé son travail de divination. La proximité entre la traduction de l'original et la reconstitution de Viviani, établit la réputation de ce dernier. Grand connaisseur de Pappus, il sait que l'on trouve dans ses travaux la description d'une courbe, tracée sur une sphère, qui délimite sur cette sphère une surface quarrable, c'est-à-dire dont on peut donner l'aire exacte. Cette courbe est l'intersection avec la sphère d'un cylindre dont le diamètre est égal au rayon de la sphère, et dont une directrice passe par le centre de la sphère (figure 7).

Figure 7: La fenêtre de Viviani
Image viviani

En 1692, connaissant la solution, il pose le problème comme un défi lancé aux tenants de la nouvelle pratique analytique, Leibniz en tête, qui prétendent que le tout nouveau calcul infinitésimal peut résoudre des problèmes sur lesquels la géométrie des Grecs échoue. L'année précédente, les frères Bernoulli et Leibniz avaient corrigé une erreur de Galilée sur la chaînette, ce qui a sans doute contribué à indisposer Viviani.

ENIGME GEOMETRIQUE DE LA MERVEILLEUSE CONSTRUCTION DE LA VOUTE HEMISPHERIQUE QUARRABLE

proposée par D. PIO LISCI PUSILLO, géomètre
le 4 avril 1692, dont on espère la résolution par les arts secrets des fameux Analystes de l'âge présent, puisque l'homme versé seulement dans les travaux de la pure Géométrie est incapable, semble-t-il, d'accéder à de tels mystères.

Parmi les vénérables monuments de la savante Grèce antique, se dresse encore, destiné à durer éternellement, un Temple très auguste à plan circulaire, dédié à la FECONDE GEOMETRIE, qui est recouvert d'une coupole parfaitement hémisphérique à l'intérieur ; mais dans cette coupole, quatre fenêtres d'aires égales (disposées autour et sur la base de l'hémisphère même) sont construites de telle configuration, de telle grandeur, avec une telle industrie et une telle intelligence que, celles-ci ôtées, la surface courbe restant de la coupole, ornée d'un travail précieux, peut être quarrée géométriquement.

On demande simplement quelle est cette partie quarrable de la surface hémisphérique tendue comme une voile marine gonflée, par quelle méthode ou par quel art fut-elle obtenue par l'Architecte Géomètre, et à quelle surface plane enfin elle est égale.

La résolution du présent problème (qui permet la contruction aussi bien que la quadrature de cette admirable voûte) a été offerte à son Altesse Sérénissime FERDINAND, Prince de Toscane, amateur et patron généreux des sciences et des arts nobles, par l'auteur même de l'énigme. Celui-ci du même coup ne doute point que le problème ne doive être trouvé aussitôt par chacun des illustres Analystes qui existent aujourd'hui dans le monde des lettres, en partageant en carrés appropriés cette remarquable voûte quarrable découpée sur l'hémisphère, et il attend impatiemment que, les subtiles recherches des mêmes et leurs multiples travaux se ramenant au même et unique [lieu] géométrique, alors ceux qui osent témérairement lancer des injures à la Géométrie apprennent à se taire, ou plutôt s'écrient à haute voix :

Ô unique Science des vérités accessibles, que l'Esprit divin a répandu dans l'esprit humain, afin que celle-ci méprisant les choses inaccessibles, changeantes et trompeuses, vise seulement les choses éternelles, qui sont toujours et pour tous semblables, et n'ait jamais pour son étude d'objet plus innocent.
Le nom d'emprunt sous lequel Viviani pose l'énigme est un anagramme de Postremo Galilaei Discipulo (le dernier disciple de Galilée). Il ne cache pas son ironie à l'égard des « illustres Analystes qui existent aujourd'hui». Mais ces derniers sont prompts à relever le défi, qui tombe à pic comme banc d'essai pour le calcul infinitésimal. Leibniz le résoud dit-il le jour même où il en prend connaissance, Jean Bernoulli publie 5 solutions différentes, Roberval dit avoir déjà rencontré la courbe, Huygens, le Marquis de l'Hôpital, Wallis et Gregory fournissent aussi des réponses. Voici un extrait de celle de Leibniz, qui profite de son triomphe pour faire un brin de propagande visionnaire.
Hippocrate de Chio a effectué la quadrature de sa lunule, déjà connue d'Aristote ; mais elle est plane et n'a de courbe que son périmètre. Les lunules sphériques (qu'on peut aussi appeler « voiles»), ne peuvent être projetées qu'à la perpendiculaire, et elles sont pourtant maintenant converties en figures rectilignes. Et la recherche d'Hippocrate n'était pas difficile ; la nôtre est beaucoup plus compliquée, surtout pour qui ignore les méthodes que nous utilisons.

[...] Pour nous le sujet nous a si bien réussi qu'à partir d'une surface sphérique donnée, nous pouvons en détacher des arches d'une grandeur donnée (en-dessous pourtant d'une certaine grandeur), ce qui est résoudre le problème posé d'une infinité de manières.

[...] Je souhaite - et ce souhait si d'autres y travaillent n'est pas irréalisable - voir la Géométrie réduite à l'Analyse absolue (si nous visons au plus haut) de sorte que le genre humain, délivré de cette difficulté, puisse appliquer désormais, pour son plus grand plaisir et son plus grand profit, son étude à la nature même et aux éléments concrets et puisse ainsi y reconnaître l'Étude Divine.

Si l'esprit humain, armé de la véritable méthode, se tourne sérieusement de ce côté, je ne doute point qu'il produira un jour de grandes merveilles pour vaincre les maladies, pour accroître les commodités de l'existence, pour connaître les miracles que Dieu fait dans la nature.
Les «fameux Analystes de l'âge présent», vainqueurs par KO, eurent la magnanimité de baptiser l'objet de l'énigme «fenêtre de Viviani». Elle s'ouvrait sur un avenir radieux : le Siècle des Lumières qui allait commencer serait bien en mathématiques celui des victoires du calcul différentiel.


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