Le calcul différentiel indien

Le verset 12 des «Harmonies Célestes»1, écrit en 499 par Aryabhata est une collection de 24 nombres :

$\displaystyle 225, 224, 222, 219, 215, 210, 205, 199, 191, 183, 174, 164, 154, 143, 131, 119, 106, 93, 79, 65, 51, 37, 22, 7
$

Il faut comprendre ces nombres comme les différences successives entre les demi-cordes des angles obtenus en divisant en 24 parties égales un quart de cercle de rayon 3428 (la somme des 24 valeurs). En clair : les 24 sommes cumulées, divisées par 3428 sont des valeurs approchées de $ \sin(k\pi/48)$, pour $ k$ allant de 1 à 24. Faites le calcul : la différence maximale en valeur absolue entre les valeurs d'Aryabhata et les valeurs exactes est de $ 2  .  10^{-4}$ : pas si mal pour quelqu'un qui ne travaillait qu'avec des entiers ! Un peu plus loin, Aryabhata montre qu'il avait finement observé la décroissance de ses tables de différences : «Les différences sont diminuées des quotients successifs des sinus par le premier sinus». En clair, si $ S_k$ désigne la $ k$-ième valeur cumulée :

$\displaystyle S_{k+1}-S_k\simeq S_k-S_{k-1}-\frac{S_k}{225}\;.
$

Ramené aux différences de sinus successifs, Aryabhata n'est pas loin d'exprimer un double taux d'accroissement :

$\displaystyle \frac{\frac{\sin(x+h)-\sin(x)}{h}-\frac{\sin(x)-\sin(x-h)}{h}}{h}
\simeq \sin''(x)=-\sin(x)\;.
$

Mais parler de dérivée seconde au temps d'Aryabhata serait anachronique, d'autant plus que sa règle ne s'appliquait qu'aux multiples de $ \pi/48$. Le premier astronome indien à formuler une règle de calcul approchée générale pour de petites différences de sinus est Manjula (932) :

$\displaystyle \sin(x+h)-\sin(x)\simeq h\cos(x) \;.
$

Cette règle empirique sera reprise par Aryabhata II (950) et Bhaskara II (1150). Ce dernier donne une justification géométrique de la formule, et est parfaitement conscient qu'elle est d'autant meilleure que $ h$ est petit : il parle à cette occasion d'«immesurablement petit». Il exprime même les notions de «différence instantanée de sinus» et «mouvement instantané». Cela suffit-il pour en faire l'inventeur des dérivées ? Peut-être pas car il ne dit jamais explicitement que le cosinus est la dérivée du sinus. Pourtant il est conscient du fait que quand une fonction atteint son maximum, sa «différence instantanée» s'annule. Il observe aussi que quand une planète est à son apogée ou à son périgée, la différence entre sa position observée et sa position prédite pour un mouvement uniforme s'annule et il en déduit qu'en un certain point intermédiaire l'incrément de cette quantité doit aussi s'annuler : c'est le théorème de Rolle !

Du XIVe au XVIe siècle, à la suite de Madhava (1340-1425) une importante école d'astronomie fleurit dans l'état du Kérala, au Sud de l'Inde. Fidèles à la tradition de leurs ancêtres, ces astronomes développent encore le calcul différentiel. Ainsi le théorème des valeurs intermédiaires sera énoncé explicitement au XVe siècle par Parameshvara (1370-1460) dans «Lilavati Bhasya» qui est un commentaire du Lilavati de Bhaskara. Certains ont accusé Newton et Leibniz d'avoir, deux siècles plus tard, pillé les résultats des mathématiciens du Kérala. C'est oublier un peu vite que, malgré des algorithmes d'approximations impressionnants, ceux-ci n'ont jamais défini les notions de dérivée et d'intégrale, ni surtout établi leur réciprocité. Il n'existe aucune preuve que les résultats de l'école du Kérala aient été connus en dehors de l'Inde avant le XIXe siècle. Mais peut-être serez-vous tentés de répondre à la question « qui de Newton ou Leibniz a inventé le calcul infinitésimal ?» par : ni l'un ni l'autre !


         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales