Si non è vero, è bene trovato

Voici comment Daniel Kehlmann raconte les déboires scolaires du jeune Karl Friedrich Gauss (1777-1855)2.
Le maître d'école s'appelait Büttner et il aimait rosser ses élèves. Il feignait d'être sévère et ascétique, et, en quelques rares occasions, l'expression de son visage révélait le plaisir qu'il prenait à les rouer de coups. Ce qu'il aimait par dessus tout, c'était leur donner des problèmes qui demandaient beaucoup de temps et qui étaient malgré tout presque impossibles à résoudre sans faire d'erreur, si bien qu'à la fin, il avait une raison valable pour sortir le bâton. Cela se passait dans le quartier le plus pauvre de Brunswick, aucun de ces enfants n'irait jamais à l'école secondaire, personne ici ne travaillerait autrement qu'avec ses mains. Gauss savait que Büttner ne pouvait pas le souffrir. Il avait beau se taire et répondre aussi lentement que les autres, il percevait la méfiance du maître, il sentait que ce dernier n'attendait qu'une occasion de le frapper un peu plus fort que le reste du groupe.

Et un beau jour, il lui fournit une occasion.

Büttner leur avait demandé d'additionner tous les nombres de un à cent. Cela prendrait des heures, et même avec la meilleure volonté du monde, ce n'était pas possible sans faire à un moment ou à un autre une erreur de calcul, pour laquelle on pouvait alors être puni. Au travail, avait crié Büttner, qu'ils ne restent pas là à bailler aux corneilles, au travail, et plus vite que ça ! Par la suite, Gauss fut incapable de dire si, ce jour-là, il était plus fatigué que d'habitude, ou seulement étourdi. Toujours est-il qu'il n'avait pas réussi à se contrôler et qu'au bout de trois minutes, il s'était retrouvé devant le pupitre du maître, avec son ardoise sur laquelle ne figurait qu'une seule et unique ligne.

Bon, dit Büttner, et il saisit le bâton. Son regard tomba sur le résultat et sa main se figea. Qu'est-ce que c'est que ça ?

Cinq mille cinquante.

Quoi ? Gauss resta sans voix, il se racla la gorge, il transpirait. Il ne souhaitait qu'une chose, être encore assis à sa place et calculer comme les autres qui, la tête penchée, faisaient mine de ne pas écouter. C'était pourtant bien cela qu'il fallait faire, dit-il, additionner tous les nombres de un à cent. Cent plus un faisaient cent un. Quatre-vingt dix-neuf plus deux faisaient cent un. Quatre-vingt dix-huit plus trois faisaient cent un. Toujours cent un. On pouvait répéter l'opération cinquante fois. Donc : cinquante fois cent un.

Büttner ne dit rien.

Cinq mille cinquante, répéta Gauss en espérant que, pour une fois, le maître comprendrait.

Cinquante fois cent un faisait cinq mille cinquante. Gauss se frotta le nez. Il était au bord des larmes.

Que Dieu me damne dit Büttner. Sur quoi il se tut pendant un long moment. Son visage travaillait : le maître rentra les joues, son menton s'allongea, il se frotta le front et se tapota le nez. Puis il renvoya Gauss à sa place : qu'il s'assoie, qu'il se taise et reste après les cours.

Brian Hayes3 a recensé pas moins de 111 versions différentes de cette histoire. L'origine ? L'éloge funèbre de Gauss, prononcé en 1856 par un de ses amis, Wolfgang Sartorius von Waltershausen. Voici le paragraphe où apparaît l'anecdote. L'histoire est assez sensiblement différente, les nombres de un à cent ne sont pas mentionnés, pas plus que la méthode par laquelle Gauss aurait trouvé le résultat.

Le jeune Gauss venait juste d'arriver dans cette classe quand Büttner donna en exercice la sommation d'une suite arithmétique. À peine avait-il donné l'énoncé que le jeune Gauss jeta son ardoise sur la table en disant «la voici». Tandis que les autres élèves continuaient à compter, multiplier et ajouter, Büttner, avec une dignité affectée, allait et venait, jetant de temps en temps un regard ironique et plein de pitié vers le plus jeune de ses élèves. Le garçon restait sagement assis, son travail terminé, aussi pleinement conscient qu'il devait toujours l'être une fois une tâche accomplie, que le problème avait été correctement résolu et qu'il ne pouvait y avoir d'autre réponse.
Que Gauss ait eu très jeune des capacités propres à impressionner son maître d'école Büttner, est avéré : il obtint grâce à celui-ci et à son assistant Bartels le droit l'aller gratuitement au lycée, et plus tard une bourse du duc de Brunswick. Qu'il ait compris à huit ans comment additionner les nombres de un à cent l'est moins. Mais après tout, un conte de fées n'est peut-etre pas inapproprié pour celui qui est resté dans l'histoire comme «le Prince des mathématiciens».


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