Qu'on m'aille quérir M. Viète

Au service successivement de Charles IX, Henri III, puis Henri IV, François Viète (1540-1603) était plus connu de son vivant comme avocat, membre du conseil du Roi, maître des requêtes, que comme mathématicien. Pourtant il est l'un des premiers à avoir systématisé l'usage des lettres pour symboliser des variables, ouvrant ainsi la voie au calcul algébrique moderne. À partir de 1591, Viète commence à publier, à ses frais et à l'usage de ses amis, l'exposé systématique de sa théorie mathématique, qu'il nomme «logistique spécieuse» (de specis : symbole) ou art du calcul sur des symboles. Il développe d'abord les fondements de cette nouvelle algèbre dans son «Isagoge», puis en donne la même année des applications essentielles dans ses «Zététiques». D'autres livres viendront compléter l'exposé de cette théorie, qui permet de résoudre des familles d'équations algébriques de degré 2 à 4 en donnant un sens géométrique à ces résolutions. Dans un premier temps, Viète recommande de noter toutes les grandeurs en présence, ainsi que leurs relations, en utilisant son symbolisme, puis de résumer le problème sous forme d'une équation. La notation de Viète est loin de celle que nous utilisons : il n'avait pas de signe pour l'égalité, ni pour la multiplication, ni pour les opérateurs de comparaison, et surtout il avait fait le choix de noter les paramètres par des consonnes et les inconnues par des voyelles, ce qui rendait le texte peu lisible. Le choix des premières lettres $ a,b,c$ pour les paramètres et des dernières $ x,y,z$ pour les inconnues est celui de Descartes, un demi-siècle après Viète. À partir de 1588, la fonction principale de Viète est de décrypter les codes secrets ennemis, et ses succès donnent un avantage réel à la diplomatie française. Dans deux de ses lettres à Henri IV, le mathématicien s'y déclare explicitement «interprète et déchiffreur du Roy». En 1590, pour des raisons diplomatiques, et sans doute avec l'aval d'Henri IV, il publie une lettre du commandeur Moreo au Roi d'Espagne, qu'il a déchiffrée. Furieux de voir son code découvert, Philippe II porte plainte auprès du Pape, accusant le roi de France d'user de magie et Viète d'être un nécromant. Le Pape, dont les services décodaient les lettres espagnoles depuis plusieurs années, s'empressa de ne pas donner suite, et l'on rit beaucoup à la cour de France...  Du moins est-ce ainsi que l'on raconte l'histoire habituellement, aux dépens des espagnols. Peut-être est-ce un peu rapide : l'homologue de Viète auprès de Philippe II, Luis Valle del Cerdo, ne se privait pas pendant ce temps de déchiffrer les lettres d'Henri IV ! Toujours est-il que le mémoire de Viète, adressé à Sully quelques jours avant sa mort et décrivant sa méthode pour le déchiffrement des codes espagnols, est considéré comme un des textes fondateurs de la cryptologie.

Une anecdote montre la haute estime en laquelle Henri IV tenait son déchiffreur ; elle est rapportée par Tallemant des Réaux.

Du temps d'Henri IV, un Hollandais, nommé Adrianus Romanus, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu'il croyait, fit un livre où il mit une proposition qu'il donnait à résoudre à tous les mathématiciens de l'Europe ; or, en un endroit de son livre il nommait tous les mathématiciens de l'Europe, et n'en donnait pas un à la France. Il arriva peu de temps après qu'un ambassadeur des États vint trouver le Roi à Fontainebleau. Le Roi prit plaisir à lui en montrer toutes les curiosités, et lui disait les gens excellents qu'il y avait en chaque profession dans son royaume. «Mais, Sire, - lui dit l'ambassadeur - vous n'avez point de mathématiciens, car Adrianus Romanus n'en nomme pas un de français dans le catalogue qu'il en fait. «Si fait, si fait - dit le Roi - j'ai un excellent homme : qu'on m'aille quérir M. Viète.» M. Viète avait suivi le conseil, et était à Fontainebleau ; il vient. L'ambassadeur avait envoyé chercher le livre d'Adrianus Romanus. On montre la proposition à M. Viète, qui se met à une des fenêtres de la galerie où ils étaient alors, et avant que le roi en sortît, il écrivit deux solutions avec du crayon. Le soir il en envoya plusieurs à cet ambassadeur, et ajouta qu'il lui en donneroit tant qu'il lui plairait, car c'était une de ces propositions dont les solutions sont infinies.
Ut legi, ut solvi (aussitôt lu, aussitôt résolu) commente sobrement Viète.


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