De seriebus divergentibus

Cet article a été écrit en 1755 et son titre fleure bon le latin de cuisine. Le contenu est à faire dresser les cheveux sur la tête. En voici quelques perles.
Une série est dite convergente si ses termes forment une suite décroissante vers 0.
La série harmonique $ \sum \frac{1}{n}$ serait donc convergente ? Un peu oui ! Et même pire :
$\displaystyle \frac{1}{2}$ $\displaystyle =$ $\displaystyle 1-1+1-1+1-1+\cdots$  
$\displaystyle -1$ $\displaystyle =$ $\displaystyle 1+2+4+8+\cdots$  
$\displaystyle -\frac{1}{2}$ $\displaystyle =$ $\displaystyle 1+3+9+27+\cdots$  

Une fraction somme d'entiers ? Un nombre négatif somme d'une infinité d'entiers positifs ? «Il semble conforme à la vérité de dire que les mêmes quantités qui sont inférieures à zéro peuvent être évaluées comme plus grandes que l'infini en même temps». Depuis que vous savez ce qu'est la convergence d'une série, vous avez acquis le droit de ricaner : c'est du grand n'importe quoi ! Sauf que l'auteur n'est autre que Léonard Euler (1707-1783). Alors on remballe les sarcasmes, et on essaie de comprendre ce que dit le monsieur. Il n'est pas dupe5.
Assez notable est la controverse sur la série $ 1-1+1-1+1-1+\cdots$ dont la somme a été donnée par Leibniz comme étant $ 1/2$, bien que d'autres ne soient pas d'accord. Personne n'a encore assigné de valeur à cette somme, et donc la controverse porte sur la question de savoir si les séries de ce type ont une somme. La compréhension de cette question réside dans le mot «somme» ; cette idée, si on la conçoit ainsi -la somme d'une série est la quantité dont on s'approche d'autant plus qu'on ajoute plus de termes- ne vaut que pour les séries convergentes, et nous devrions en général abandonner cette idée pour des sommes de séries divergentes.
La controverse en question avait débuté en 1703 avec un travail de Guido Grandi (1671-1742) sur la quadrature du cercle (un de plus). Quand Grandi évoque la série alternée $ \sum (-1)^{n}$, il se montre conscient des différentes «sommes» possibles.

$\displaystyle (1-1)+(1-1)+(1-1)+\cdots = 0\;,
$

$\displaystyle 1+(-1+1)+(-1+1)+(-1+1)+\cdots = 1\;,
$

Mais aussi,

$\displaystyle S=1-\Big( (1-1)+(1-1)+(1-1)+\cdots \Big) = 1-S\;\Longrightarrow\; S=\frac{1}{2}\;.
$

C'est ce dernier résultat qui a sa faveur, car il est cohérent avec la série géométrique,

$\displaystyle 1+x+x^2+\cdots = \frac{1}{1-x}\;,
$

prise en $ x=-1$. Après Grandi, bien d'autres mathématiciens ajoutent leur grain de sel : Wolff, Marchetti, Nicolas et Daniel Bernoulli, Goldbach... Leibniz prend position en faveur de $ 1/2$ et ajoute un argument probabiliste : si on calcule une somme partielle «au hasard», on a autant de chances d'obtenir 0 ou $ 1$ : l'espérance est $ 1/2$. Dans l'esprit de ces savants du siècle des lumières, il ne faisait aucun doute que si Dieu avait mis cette série devant leurs yeux, Il avait une bonne raison pour cela ; non seulement la somme ne pouvait qu'exister, mais encore elle devait servir à quelque chose, et leur tâche était précisément de découvrir à quoi. C'est bien le but qu'Euler se propose d'atteindre : « Grâce à cette définition, nous allons prouver l'utilité des séries divergentes, et les protéger de toute injustice.» En 1755, le critère de convergence des séries alternées était déjà bien connu : il avait été énoncé par Leibniz, dans une lettre du 10 janvier 1714. «Les séries alternées sont convergentes si le terme général décroît vers 0». Soit $ (a_n)_{n\in\mathbb{N}}$ une suite à termes strictement positifs, décroissante, et convergeant vers 0. Soit

$\displaystyle s=\sum_{n=0}^{+\infty}(-1)^na_n$

la somme de la série alternée. Voici ce que remarque Euler :

$\displaystyle 2s = a_0+(a_0-a_1) - (a_1-a_2) +\cdots =
a_0-\sum_{n=0}^{+\infty}(-1)^n\Delta^1a_n\;,
$

où l'opérateur aux différences $ \Delta^1$ transforme la suite $ (a_n)_{n\in\mathbb{N}}$ en la suite des différences successives $ (a_{n+1}-a_n)$.

$\displaystyle \forall n\in \mathbb{N}\;,\quad \Delta^1a_n=a_{n+1}-a_n\;.
$

La nouvelle série $ \sum (-1)^n\Delta^1a_n$ est encore une série alternée et on peut lui appliquer le même procédé, pour arriver à une troisième série alternée, faisant intervenir les différences secondes.

$\displaystyle \forall n\in \mathbb{N}\;,\quad \Delta^2a_n=\Delta^1a_{n+1}-\Delta^1a_n
=a_n-2a_{n+1}+a_{n+2}\;.
$

En itérant le procédé, Euler parvient au résultat suivant.

Théorème 10 (Euler)    

$\displaystyle \sum_{n=0}^{+\infty}(-1)^n a_n =
\sum_{n=0}^{+\infty} \frac{(-1)^{n}}{2^{n+1}}\Delta^na_0\;,
$

$\displaystyle \Delta^na_0 =\Delta^{n-1}a_0-\Delta^{n-1}a_1
=\sum_{k=0}^n (-1)^{n-k}\binom{n}{k}a_k\;.
$

Vous avez tous les outils pour démontrer rigoureusement ce résultat, et même plus.

Définition 5   On appelle transformation binomiale l'application qui à une suite de réels $ (a_n)_{n\in\mathbb{N}}$ associe la suite $ (b_n)_{n\in\mathbb{N}}$ définie pour tout $ n\in\mathbb{N}$ par :

$\displaystyle b_n = \sum_{k=0}^n(-1)^k\binom{n}{k} a_k\;.
$

  1. Commencez par démontrer que la transformation binomiale est involutive :

    $\displaystyle a_n = \sum_{k=0}^n(-1)^k\binom{n}{k} b_k\;.
$

    (Aucun rapport avec les séries, c'est juste un bon exercice).
  2. Supposons que la série $ \sum (-1)^na_n$ converge. Démontrez que pour tout complexe $ z$ tel que $ \vert z\vert<1$, la série $ \sum a_nz^n$ est absolument convergente. On note $ f(z)$ sa somme.

    $\displaystyle f(z) = \sum_{n=0}^{+\infty} a_n z^n
$

    (Là, il y a plutôt un rapport avec le chapitre sur les séries entières, mais c'est aussi un bon exercice).
  3. Pour $ z\neq 1$, on pose :

    $\displaystyle g(z) = \frac{1}{1-z}f\left(\frac{-z}{1-z}\right)\;.
$

    Montrez que

    $\displaystyle g(z) = \sum_{n=0}^{+\infty} b_n  z^n\;.
$

  4. Déduisez de ce qui précède que

    $\displaystyle g\left(\frac{1}{2}\right) = \sum_{n=0}^{+\infty} b_n  \frac{1}{2^n}
=\frac{1}{2} f(-1) = \frac{1}{2} \sum_{n=0}^{+\infty} (-1)^n a_n\;.
$

Le miracle est dans le $ \frac{1}{2^n}$ : typiquement, la transformation d'Euler remplace une série à convergence lente (reste $ r_n$ de l'ordre de $ n^{-1}$) en une convergence rapide (reste à décroissance géométrique). Voici un exemple. Pour $ a_n=\frac{1}{n+1}$, nous avons vu que la série alternée converge lentement vers $ \ln(2)$.

$\displaystyle 1-\frac{1}{2} +\frac{1}{3}+\cdots = \sum_{n=0}^{+\infty}
\frac{(-1)^n}{n+1} = \ln(2)\;.
$

La série transformée est :

$\displaystyle \frac{1}{1.2}+\frac{1}{2.2^2}+\frac{1}{3.2^3}=
\sum_{n=0}^{+\infty} \frac{1}{(n+1)2^{n+1}}=\ln(2)\;,
$

qui converge beaucoup plus rapidement. Mais alors, puisque cela marche si bien pour les séries convergentes, pourquoi se gêner ? Pour $ \sum (-1)^n$, la série transformée est :

$\displaystyle \frac{1}{2}+0+0+0+0+\cdots = \frac{1}{2}\;.
$

Difficile de touver plus rapide comme convergence ! Souvenez-vous qu'au temps d'Euler, il n'y avait pas d'autre moyen pour connaître la somme d'une série que de calculer suffisamment de termes à la main, puis de les additionner : il était peut-être encore plus crucial qu'aujourd'hui d'obtenir la meilleure précision possible dans un temps de calcul donné. Les méthodes d'accélération de convergence consistent à remplacer une série par une autre de même somme et de convergence plus rapide. Elles sont apparues très tôt. Des dizaines ont été inventées, et sont implémentées de nos jours dans les logiciels de calcul. Nous venons de vous présenter la méthode d'Euler pour les séries alternées. Il en avait découvert d'autres, dont une qui lui avait permis en 1735 de deviner la solution au fameux problème de Bâle :

$\displaystyle \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^2} = \frac{\pi^2}{6}\;.
$

Ce fut le point de départ des recherches sur la fonction zéta, qui allait jouer en mathématiques un rôle aussi central que le Théorème de Fermat :

$\displaystyle \zeta(s) = \sum_{n=1}^{+\infty} \frac{1}{n^s}\;.
$

Nous aurons certainement l'occasion de vous en reparler !

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