Les geôles de l'Inquisition

Pour une fois, nous allons rendre hommage à un mathématicien portugais : José Anastacio da Cunha (1744-1787)4. Son manuel d'enseignement, «Principes mathématiques», est un modèle de concision, de rigueur et de clarté. Il y balaye, en moins de 300 pages, exemples et problèmes corrigés compris, l'ensemble des connaissances mathématiques de son temps, dans un style qui annonce les cours de Cauchy ou Legendre, plus qu'il ne rappelle ceux d'Euler ou d'Alembert. Le «livre XI» (douze pages seulement) traite les séries entières. Bien sûr, la définition laisse un peu à désirer.
Toute série dont on peut augmenter le nombre de termes autant qu'on veut, soit parce que la loi de continuation en est donné d'avance, soit parce que les premiers termes composent toujours de la même manière ceux qu'ils précèdent, s'appelle série convergente, pourvu qu'en se bornant à un nombre donné de premiers termes, on puisse négliger les autres sans erreur considérable. En pareils cas, après avoir écrit assez de termes pour en indiquer la loi de continuation, on désigne la somme de ceux qu'on néglige, par un etc. mis à la suite des premiers termes.
La suite, par contre, est impeccable. Da Cunha commence par démontrer la convergence de la série géométrique pour une variable inférieure à $ 1$. Il en déduit la convergence de la série exponentielle, puis démontre les principales propriétés des puissances (y compris la formule du binôme), avant de définir le logarithme et d'en démontrer les propriétés. Le tout sans un mot inutile. Une telle maîtrise laisserait augurer des travaux de tout premier ordre. Mais alors pourquoi da Cunha n'a-t-il laissé à la postérité que ses notes de cours ? La traduction en français par un de ses élèves et publiée à Bordeaux en 1811, commence par ces mots du traducteur.
Les premiers livres des Principes mathématiques étaient connus à Lisbonne, si je me le rappelle bien, dès 1782 : c'est à peu près à cette époque que M. da Cunha les composait et les faisait imprimer à l'usage du collège royal de Saint-Georges, dont il était alors le directeur. On les y expliquait sous sa direction, au fur et à mesure qu'ils sortaient de la presse. Mais ce collège ayant essuyé des vicissitudes qui entraînèrent la suppression de l'emploi que M. da Cunha y occupait, l'impression du reste de l'ouvrage éprouva des retards, et ne fut terminée qu'en 1787 : il en corrigea la dernière épreuve la veille même de sa mort. On doit regretter que les infortunes de toute espèce, ainsi que les souffrances presque continuelles qui l'affligèrent pendant les dernières années de sa vie, ne lui aient point permis de publier également plusieurs autres ouvrages qu'il a laissés dans ses papiers, et que ses amis estiment comme autant de chefs-d'\oeuvres de goût et de profondeur.
Des «infortunes de toute espèce» ? Sa vie avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices. Sous le règne de José Ier (1750-1777) des réformes antiféodales et anticléricales avaient limité le pouvoir de l'Inquisition, dissous l'ordre des jésuites, et réorganisé l'instruction publique. Tout jeune militaire, les capacités de da Cunha avait été remarquées du ministre, le Marquis de Pombal, qui l'avait nommé professeur de géométrie à l'université de Coimbra. Il ne put y enseigner que 4 ans. En 1777, la mort de José Ier fut suivie du retour au pouvoir des forces réactionnaires. La destitution de son protecteur marqua le début des déboires de da Cunha. Sur ordre de l'Inquisition de Coimbra, il fut incarcéré. On l'accusa d'être adepte d'écrivains comme «l'apostat Voltaire» et autres ennemis de la religion catholique, et le Conseil général de l'Inquisition le condamna à 3 ans de prison. Il en sortit en 1781, mais ne guérit jamais de l'épreuve : très affaibli, il mourut 6 ans plus tard à seulement 43 ans.

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