La langue universelle de Peano

L'histoire des mathématiques s'est souvent faite à l'envers du sens où elles vous sont enseignées. Les dérivées ont été utilisées avant la notion de continuité, les fonctions continues avant la définition rigoureuse des limites, les limites avant la définition de $ \mathbb{R}$, et cette dernière avant l'axiomatisation des nombres entiers. Il faut dire que, jusqu'à la fin du XIXe siècle, pas grand-monde ne songeait à définir les «évidences». Parmi les propagandistes de la nouvelle exigence de rigueur, l'un des plus intransigeants fut Giuseppe Peano (1858-1932), à qui on doit justement la première axiomatique de $ \mathbb{N}$, entre autres.

Son \oeuvre majeure est le Formulaire de Mathématiques, publié en 5 tomes. «Le plus grand intérêt est la publication de collections de tous les théorèmes connus actuellement [...] Une telle collection qui serait longue et difficile en langage ordinaire, est rendue notablement plus facile en utilisant la notation de la logique mathématique». Euh, ça dépend pour qui ! Comme préparation à la lecture du Formulaire, Peano écrit un mémoire d'une cinquantaine de pages, uniquement dédié à l'énoncé des «Notations de Logique Mathématique». Voici ce qu'il dit dans l'introduction.

Leibniz a énoncé, il y a deux siècles, le projet de créer une écriture universelle, dans laquelle toutes les idées composées fussent exprimées au moyen de signes conventionnels des idées simples, selon des règles fixes.

À la solution de ce problème a contribué d'abord le développement de l'écriture algébrique, qui s'est beaucoup perfectionnée après Leibniz. Au moyen des signes $ +$, $ -$, $ =$, $ >$, etc., des parenthèses et des lettres de l'alphabet, elle permet d'écrire en symboles quelques propositions. Mais ce qui a le plus contribué à la solution du problème, c'est la nouvelle et importante science qu'on appelle Logique Mathématique, et qui étudie les propriétés formelles des opérations et des relations de logique.

[...]

Par la combinaison des signes d'Algèbre et de Logique, on peut exprimer en symboles des opérations toujours plus longues et plus complètes, et le résultat auquel on est arrivé dans ces dernières années, est qu'on peut représenter toutes les opérations de logique avec peu de signes, ayant une signification précise, et assujettis à des règles bien déterminées. En conséquence, en introduisant des signes pour indiquer les idées de l'Algèbre, ou bien de la Géométrie, on peut énoncer complètement en symboles les propositions de ces sciences.
Le problème avec Peano est qu'il mettait ses théories en application. Il n'avait pas son pareil pour détecter des fautes logiques, ou pour démolir par un contre-exemple l'énoncé incomplet d'un collègue. Et il ne mâchait pas ses mots : «Nous pourrions continuer sans fin à énumérer les absurdités que l'auteur a empilées. Mais ces erreurs, le manque de précision et de rigueur tout au long du livre, lui ôtent toute valeur».

Il était persuadé de la justesse de son approche pédagogique : «Chaque professeur pourra utiliser le Formulaire comme un livre de cours, car il contient tous les théorèmes et toutes les méthodes. Son enseignement se réduira à montrer comment lire les formules, et à indiquer aux étudiants les théorèmes qu'il souhaite expliquer dans son cours». Mais ce n'était pas tout. Pour lui, le langage mathématique était indissociable du langage naturel, et il souhaitaitait comme tant d'autres avant lui (dont Descartes et Leibniz) une Langue Universelle. Il avait défini une version simplifiée du latin, le «Latine Sin Flexione». Non content d'être des litanies de formules, ses cours étaient en plus écrits dans cette langue, qu'il utilisait aussi pour son enseignement oral. Ajoutez à cela qu'il se moquait éperdument de suivre un programme ! Le mathématicien italien le plus célèbre de son temps était devenu vers la fin de sa carrière un réel problème pour son université. On décida de lui retirer tous les cours classiques, et on créa spécialement un cours de « Compléments de Mathématiques» où il pourrait enseigner ce qu'il voudrait. Il en fut si content qu'il accepta pour une fois d'enseigner en Italien plutôt qu'en «Latine Sin Flexione».

Mais peut-être auriez vous aimé l'avoir comme professeur : voici ce qu'il écrivait dans un journal de Turin en 1912 sous le titre «Contre les examens».

C'est un crime contre l'humanité. On ne doit pas torturer les étudiants avec des examens destinés à établir si oui ou non ils connaissent des notions qui sont inconnues de la plus grande partie du public éduqué.


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