Lettres à une Princesse d'Allemagne

En 1759 Sophie Friederike Charlotte Leopoldine von Brandenburg-Schwedt a 14 ans, quand son père demande à Léonard Euler de lui donner des cours de maths. Au bout de quelques mois Euler doit interrompre ses leçons.
Madame,

Comme l'espérance de continuer à V. A. mes instructions dans la Géométrie semble éprouver de nouveaux retards, qui me causent un chagrin très sensible, je souhaiterais pouvoir y suppléer par écrit ; autant que la nature des objets peut le permettre.
Il est possible que ces «nouveaux retards» aient été liés à la guerre de sept ans ; ils auront eu en tout cas une conséquence des plus heureuses. Entre 1760 et 1762 Euler écrit 234 lettres, soit environ 500 pages, portant sur l'ensemble des connaissances du temps : musique, philosophie, mécanique, optique, astronomie, théologie, éthique ; un ouvrage de vulgarisation d'une ampleur et d'une clarté exceptionnelles. Voici un extrait de l'éloge d'Euler par Condorcet devant l'Académie des Sciences de Paris.
Ces leçons ont été publiées sous le nom de Lettres à une Princesse d'Allemagne ; ouvrage précieux par la clarté singulière avec laquelle il y a exposé les vérités les plus importantes de la mécanique, de l'astronomie physique, de l'optique et de la théorie des sons, et par des vues ingénieuses, moins philosophiques, mais plus savantes que celles qui ont fait survivre la pluralité des mondes de Fontenelle au système des tourbillons. Le nom d'Euler, si grand dans les sciences, l'idée imposante que l'on se forme de ses ouvrages, destinés à développer ce que l'analyse a de plus épineux et de plus abstrait, donnent à ces lettres si simples, si faciles, un charme singulier. Ceux qui n'ont pas étudié les mathématiques, étonnés, flattés peut-être de pouvoir entendre un ouvrage d'Euler, lui savent gré de s'être mis à leur portée, et ces détails élémentaires des sciences acquièrent une sorte de grandeur par le rapprochement qu'on en fait avec la gloire et le génie de l'homme qui les a tracés.
Autre extrait d'éloge, par Nicolas Fuss devant l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg :
Pour ce qui regarde son contenu, il suffit de remarquer que, comme il est à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs, et même à la portée du beau sexe, il n'a pas peu contribué à répandre le nom illustre de son auteur, et à le rendre cher à ceux qui n'ont pu le juger que d'après ses Lettres à une Princesse d'Allemagne.
...  «et même à la portée du beau sexe» : l'exploit n'était pas mince ! De fait le succès populaire fut immense : traduites en russe, en anglais et en allemand, plusieurs fois rééditées, ces lettres ont servi d'initiation scientifique et philosophique à des milliers d'amateurs éclairés au siècle des lumières et plus tard. Quant à la jeune princesse, on ignore le bénéfice qu'elle en tira, outre celui de passer à la postérité grâce à Euler : elle vécut l'essentiel de sa vie dans un couvent. Entre le 14 février et le 7 mars 1761, les lettres 102 à 108 traitent de logique. Euler y détaille avec sa clarté habituelle les fondements du raisonnement rigoureux, sous une forme remarquablement proche de la logique propositionnelle qui vous a été exposée dans ce chapitre. Il n'y est pas question d'ensembles, néanmoins les nombreuses figures par lesquelles il illustre son exposé traduisent bien les notions d'implication, conjonction, disjonction etc. Les propositions y sont représentées par des cercles, disjoints, concentriques, ou intersectés, assez proches des diagrammes de Venn que nous utilisons encore. En plus des figures, Euler illustre les différentes formes de syllogismes par de nombreux exemples, avec parfois quelque malice.
Nul homme vertueux n'est pas médisant

Or quelques hommes médisans sont savans

Donc quelques savans ne sont pas vertueux.

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