Espace affine

Une fois qu'on a choisi un repère, le plan s'identifie à $ \mathbb{R}^2$ (resp. l'espace à $ \mathbb{R}^3$), autrement dit à un espace vectoriel de dimension 2 (resp. 3) sur $ \mathbb{R}$ muni d'une base particulière (la base canonique de $ \mathbb{R}^2$ ou $ \mathbb{R}^3$). On pourrait donc se contenter de faire de la géométrie dans $ \mathbb{R}^2$ ou dans $ \mathbb{R}^3$. Mais cette identification repose sur le choix d'un repère et il est souvent plus agréable et plus clair de raisonner de manière intrinsèque. De plus, se fixer un repère une fois pour toutes n'est souvent pas la meilleure solution : il est préférable, même quand on calcule en coordonnées, d'avoir la liberté de choisir un repère bien adapté au problème posé. De fait, le cadre naturel pour faire de la géométrie serait un espace homogène, dont tous les points jouent le même rôle, ce qui n'est pas le cas dans un espace vectoriel, où le vecteur nul joue un rôle particulier et tient naturellement lieu d'origine. Moralement, un espace affine n'est rien d'autre que cela : un espace vectoriel dont on a oublié où se trouve l'origine. Cette définition est naturellement beaucoup trop vague pour être utilisable telle quelle. Nous allons commencer par lui donner un sens précis. Nous verrons alors que tout espace vectoriel est naturellement muni d'une structure d'espace affine et que, inversement, tout espace affine s'identifie à un espace vectoriel dès qu'on y choisit une origine (mais cette identification dépend du choix de l'origine). Mathématiquement, la définition est la suivante :

Définition 1   Soit $ \overrightarrow{E}$ un espace vectoriel sur un corps $ K$. Un espace affine de direction $ \overrightarrow{E}$ est un ensemble non vide $ E$ muni d'une application $ (M,N) \longmapsto \overrightarrow{MN}$ de $ E\times E$ dans $ \overrightarrow{E}$ vérifiant :
  1. pour tout triplet $ (M,N,P)$ de points de $ E$ :

    $\displaystyle \overrightarrow{MN}+\overrightarrow{NP}=\overrightarrow{MP}$   (relation de Chasles) ;

  2. pour tout point $ O$ de $ E$, l'application $ M \longmapsto \overrightarrow{OM}$ de $ E$ dans $ \overrightarrow{E}$ est bijective.
Les éléments de $ E$ s'appellent des points, ceux de $ \overrightarrow{E}$ des vecteurs.

On appelle dimension de l'espace affine $ E$ la dimension de l'espace vectoriel $ \overrightarrow{E}$.

Dans le cadre de la géométrie élémentaire usuelle, le corps de base est toujours le corps $ \mathbb{R}$ des nombres réels. On supposera donc toujours dans ce qui suit que $ K=\mathbb{R}$ (cette hypothèse sera même indispensable dès qu'on abordera les notions de convexité), mais la plupart des résultats restent vrais si $ K$ est le corps des nombres complexes ou même un corps fini.

Exemple fondamental. Tout espace vectoriel $ \overrightarrow{E}$ est muni d'une structure naturelle d'espace affine sur lui-même.

Il suffit de prendre dans la définition $ E=\overrightarrow{E}$ et de définir l'application de $ E\times E$ dans $ \overrightarrow{E}$ par $ (\u,\v)\mapsto \v-\u$.

Plus généralement, l'image $ \overrightarrow{F}+ \v=\{   \u+\v\mid \u\in \overrightarrow{F} \}$ d'un sous-espace vectoriel $ \overrightarrow{F}$ d'un espace vectoriel $ \overrightarrow{E}$ par une translation de vecteur $ \v\in\overrightarrow{E}$ est un espace affine de direction $ \overrightarrow{F}$. Il suffit ici aussi de considérer l'application $ (\u_1+\v,\u_2+\v)\mapsto \u_2-\u_1$.

Réciproquement, le choix d'une origine permet de munir un espace affine d'une structure d'espace vectoriel : si $ O$ est l'origine, il suffit d'identifier un point $ M$ de $ E$ et le vecteur $ \overrightarrow{OM}$. Mais attention : cette structure dépend du choix de l'origine ; on ne peut définir la somme de deux points d'un espace affine sans se référer explicitement à une origine, c'est pourquoi on n'additionnera jamais des points.

Figure 1: L'addition dépend de l'origine.
\includegraphics[width=0.4\textwidth]{figures/somme}

Exemples en algèbre et en analyse

La structure d'espace affine ne se rencontre pas qu'en géométrie : elle intervient de manière naturelle dans tous les problèmes linéaires. L'ensemble des solutions d'un sytème linéaire avec second membre en constitue l'exemple type : ce n'est pas un espace vectoriel, mais c'est un espace affine de direction l'espace vectoriel des solutions du système homogène associé. De même l'ensemble des solutions d'une équation différentielle linéaire avec second membre constitue un espace affine de direction l'espace vectoriel des solutions du système homogène associé, l'ensemble des suites vérifiant une relation de récurrence du type $ u_{n+1}=au_n+b$ constitue un espace affine de direction l'espace vectoriel des suites vérifiant la relation de récurrence $ u_{n+1}=au_n$, l'ensemble des fonctions $ f$ d'une variable réelle vérifiant $ f(0)=1$ est un espace affine de direction l'espace vectoriel des fonctions nulles en 0.

Ce dernier exemple est un espace affine de dimension infinie. Nous ne nous intéresserons ici qu'à des espaces affines de dimension finie (principalement 2 ou 3). Dans toute la suite de ce chapitre, espace affine signifiera donc toujours espace affine de dimension finie.

Définition 2   On appelle droite (resp. plan) affine tout espace affine de dimension 1 (resp. 2).

On emploiera parfois le terme espace (sans autre qualificatif) pour désigner un espace affine de dimension 3, comme dans l'expression géométrie dans l'espace.

Conséquences immédiates de la définition

Proposition 1   Pour tous points $ M$, $ N$, $ O$ de $ E$, on a :
  1. $ \overrightarrow{MN}=\vec{0}$ si et seulement si $ M=N$ ;
  2. $ \overrightarrow{NM}=-\overrightarrow{MN}$ ;
  3. $ \overrightarrow{MN}=\overrightarrow{ON}-\overrightarrow{OM}$.

Démonstration : 1) En faisant $ N=M$ dans la relation de Chasles, on voit que $ \overrightarrow{MM}+\overrightarrow{MP}=\overrightarrow{MP}$ pour tout point $ P$, d'où $ \overrightarrow{MM}=\vec{0}$. Réciproquement, si $ \overrightarrow{MN}=\vec{0}$, il résulte de la relation $ \overrightarrow{MN}=\overrightarrow{MM}$ et de l'injectivité de l'application $ N\mapsto \overrightarrow{MN}$ que $ N=M$.

2) En faisant $ P=M$ dans la relation de Chasles, on obtient

$\displaystyle \overrightarrow{MN}+\overrightarrow{NM}=\overrightarrow{MM}=\vec{0} $

d'où $ \overrightarrow{NM}=-\overrightarrow{MN}$.

3) Par la relation de Chasles et la propriété précédente

$\displaystyle \overrightarrow{MN}=\overrightarrow{MO}+\overrightarrow{ON}=\overrightarrow{ON}-\overrightarrow{OM} \; .$

$ \square$

Translations

Soit $ E$ un espace affine de direction $ \overrightarrow{E}$. Pour tout point $ M$ de $ E$, l'application $ N\mapsto \overrightarrow{MN}$ est une bijection de $ E$ sur $ \overrightarrow{E}$. Pour tout vecteur $ \u$ de $ \overrightarrow{E}$, il existe donc un point $ N$ de $ E$ et un seul tel que $ \overrightarrow{MN}=\u$.

Notation 1   Pour tout point $ M$ de $ E$ et tout vecteur $ \u$ de $ \overrightarrow{E}$, on note $ M+\u$ l'unique point $ N$ de $ E$ vérifiant $ \overrightarrow{MN}=\u$.

Avec cette notation, la relation de Chasles s'écrit sous la forme suivante : pour tout point $ M$ et tout couple $ (\u,\v)$ de vecteurs, on a :

$\displaystyle (M+\u)+\v=M+(\u+\v) \; .$

En effet, en posant $ N=M+\u$ et $ P=N+\v$, on a $ \overrightarrow{MN}=\u$, $ \overrightarrow{NP}=\v$ et $ \overrightarrow{MP}=\overrightarrow{MN}+\overrightarrow{NP}=\u+ \v$.

Définition 3   Soit $ E$ un espace affine de direction $ \overrightarrow{E}$. Pour tout vecteur $ \u$ de $ \overrightarrow{E}$, on appelle translation de vecteur $ \u$, et on note $ t_{\u}$, l'application de $ E$ dans $ E$ qui à tout point $ M$ associe le point $ M+\u$.

Proposition 2   L'ensemble $ T$ des translations d'un espace affine $ E$ est un sous-groupe du groupe des permutations de $ E$ et l'application $ \u\mapsto t_{\u}$ est un isomorphisme du groupe additif de $ \overrightarrow{E}$ sur $ T$.

Démonstration : La translation de vecteur nul est l'identité, qui appartient donc à $ T$. La relation de Chasles implique, comme on l'a vu

$\displaystyle t_{\v}\circ t_{\u}=t_{\u+\v}$    pour tout couple $\displaystyle (\u,\v)$    de vecteurs.$\displaystyle \quad (*)$

La composée de deux translations est donc une translation, et toute translation $ t_{\u}$ admet une application réciproque, qui est la translation $ t_{-\u}$. Il en résulte que toute translation est bijective et que $ T$ est un sous-groupe du groupe des permutations de $ E$ (applications bijectives de $ E$ sur $ E$).

La relation $ (*)$ montre que l'application $ \u\mapsto t_{\u}$ est un morphisme du groupe additif de $ \overrightarrow{E}$ sur $ T$. Ce morphisme est surjectif par définition de $ T$ et il est injectif car son noyau est réduit à $ \vec{0}$ : la translation $ t_{\u}$ est l'identité si et seulement si $ \u=\vec{0}$.$ \square$

Remarque : la proposition précédente montre que le groupe additif $ (\overrightarrow{E},+)$ opère sur l'ensemble $ E$ au moyen des translations ; cette opération est transitive et fidèle.

Bipoints, équipollence

En géométrie élémentaire classique, on commence par introduire les points et on définit ensuite les vecteurs à partir des points. On suit donc la démarche inverse de la nôtre.

Dans ce cadre, les vecteurs sont introduits de la manière suivante. On appelle bipoint un couple de deux points, i.e. un élément du produit cartésien $ E\times E$, où $ E$ est le plan ou l'espace. On dit que deux bipoints $ (A,B)$ et $ (C,D)$ sont équipollents si le quadrilatère $ ABDC$ est un parallélogramme, i.e. si les bipoints $ (A,D)$ et $ (B,C)$ ont même milieu. On verra plus loin que cette condition équivaut à la relation $ \overrightarrow{AB}=\overrightarrow{CD}$, qui signifie que c'est la même translation qui transforme $ A$ en $ B$ et $ C$ en $ D$. On montre alors que la relation d'équipollence est une relation d'équivalence sur $ E\times E$ et on définit l'ensemble $ \overrightarrow{E}$ des vecteurs comme l'ensemble quotient de $ E\times E$ par cette relation d'équivalence.

Dans notre approche, il est immédiat que la relation $ \mathcal R$ définie sur l'ensemble $ E\times E$ par $ (A,B)\mathcal R (C,D)$ si et seulement si $ \overrightarrow{AB}=\overrightarrow{CD}$ est une relation d'équivalence et que l'ensemble quotient de $ E\times E$ par cette relation d'équivalence est en bijection avec $ \overrightarrow{E}$ : à la classe d'équivalence d'un bipoint $ (A,B)$, on associe le vecteur $ \overrightarrow{AB}$.


         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales