La roulette de Pascal

Voici comment Pascal définit la roulette.
La ROULETTE est une ligne si commune, qu'après la droite et la circonférence, il n'y en a point de si fréquente ; et elle se décrit si souvent aux yeux de tout le monde qu'il y a lieu de s'étonner qu'elle n'ait pas été considérée par les anciens, dans lesquels on n'en trouve rien : car ce n'est autre chose que le chemin que fait en l'air le clou d'une roue, quand elle roule de son mouvement ordinaire, depuis que le clou commence à s'élever de terre, jusqu'à ce que le roulement continu de la roue l'ait rapporté à terre, après un tour entier achevé : supposant que la roue soit un cercle parfait, le clou un point dans sa circonférence, et la terre parfaitement plane.
Il suffit de suivre la description pour en écrire la définition paramétrique : Si $ R$ désigne le rayon de la roue, $ \theta$ l'angle du rayon menant au point avec la verticale, le point du cercle en mouvement a pour coordonnées :

$\displaystyle \left\{\begin{array}{lcl}
x&=& R(\theta-\sin(\theta))\\
y&=& R(1-\cos(\theta))\;.
\end{array}\right.
$

De nos jours, on appelle plutôt cette courbe une cycloïde. Elle avait été proposée par Mersenne à Roberval qui avait déterminé l'aire sous une des arches : trois fois l'aire du cercle qui l'engendre. Mais Pascal se pose bien d'autres questions que celle de l'aire sous la courbe : surface, volume et centre de gravité des solides engendrés par la rotation de la courbe autour des axes, surface et volume de parties tronquées, etc. Selon l'usage de l'époque, il propose un défi aux savants européens.
La connaissance de la roulette ayant été jusque là portée par M. de Roberval, la chose était demeurée en cet état depuis 14 ans, lorsqu'une occasion imprévue m'ayant fait penser à la géométrie que j'avais quittée il y a longtemps, je me formai des méthodes pour la dimension et les centres de gravité des solides, des surfaces planes et courbes, et des lignes courbes, auxquelles il me sembla que peu de choses pourraient échapper : et pour en faire l'essai sur un sujet des plus difficiles, je me proposai ce qui restait à connaître de la nature de cette ligne ; savoir les centres de gravité de ses solides et les solides de ses parties ; la dimension et les centres de gravité des surfaces de tous ces solides ; la dimension et les centres de gravité de la courbe même de la Roulette et de ses parties.

Je commençai par les centres de gravité des solides et des demi-solides, que je trouvai par ma méthode, et qui me parurent si difficiles par toute autre voie, que, pour savoir s'ils l'étaient en effet autant que je me l'étais imaginé, je me résolus d'en proposer la recherche à tous les géomètres, et même avec des prix. Ce fut alors que je fis mes écrits latins, lesquels ont été envoyés partout. Et pendant qu'on cherchait ces problèmes touchant les solides, j'ai résolu tous les autres, comme on verra à la fin de ce discours, quand j'aurai parlé des réponses qu'on a reçues des géomètres sur le sujet de mes écrits.

Elles sont de deux sortes. Les uns prétendent d'avoir résolu les problèmes posés, et ainsi avoir droit aux prix ; et les écrits de ceux-là seront vus dans l'examen régulier qui doit s'en faire. Les autres n'ont point voulu prétendre à ces solutions, et se sont contentés de donner leurs premières pensées sur cette ligne.

J'ai trouvé de belles choses dans leurs lettres, et des manières fort subtiles de mesurer le plan de la Roulette, et entre autres dans celles de M. Sluze, chanoine de la cathédrale de Liège, de M. Richi, Romain, de M. Huygens, Hollandais, qui a le premier produit que la portion de la Roulette retranchée par l'ordonnée de l'axe, menée du premier quart de l'axe du côté du sommet, est égale à un espace rectiligne donné. Et j'ai trouvé la même chose dans une lettre de M. Wren, Anglais, écrite presque en même temps.
Il n'y a pas que de «belles choses»dans les lettres reçues : Pascal s'énerve.
Et c'est pourquoi je ne puis assez admirer la vaine imagination de quelques autres, qui ont cru qu'il leur suffirait d'envoyer un calcul faux et fabriqué au hasard pour prendre date du jour qu'ils l'auraient donné, sans avoir produit autre marque qui fasse connaître qu'ils ont résolu les problèmes : ce qui est une imagination si ridicule que j'ai honte de m'amuser à la réfuter.
Quelles sont donc ces «méthodes pour la dimension et les centres de gravité des solides, des surfaces planes et courbes, et des lignes courbes» ? Une évolution de la «méthode des indivisibles» de ses prédécesseurs Roberval et Cavalieri, le rapport entre les «touchantes» (tangentes) et les «quadratures» (intégrales), bref, presque une théorie du calcul différentiel. Leibniz a soigneusement étudié le «Traité du triangle arithmétique», dans lequel Pascal montre comment calculer les aires sous les courbes de fonctions puissance, et ce «Traité de la roulette». Il reconnaît d'ailleurs volontiers ce que sa théorie du calcul intégral doit à Pascal et s'en étonne même : «il avait tout en main mais il est resté aveugle». Peut-être pas, mais en 1658 les mathématiques ne sont plus le centre d'intérêt principal de Pascal. Dans les 4 ans qui lui restent à vivre, il profite des répits de plus en plus rares que lui laissent sa maladie pour commencer un grand ouvrage sur la «vérité de la religion chrétienne», et mettre en ordre ses «Pensées».

Au fait, dans sa présentation, Pascal parle d'«une occasion imprévue» qui lui a fait repenser à la géométrie : quelle est cette occasion ? Sa s\oeur nous en dit plus.

Ce renouvellement des maux de mon frère commença par le mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Mais quel moyen a un esprit comme le sien d'être éveillé et de ne penser à rien ? C'est pourquoi dans les insomnies mêmes, qui sont d'ailleurs si fréquentes et si fatiguantes, il lui vint une nuit dans l'esprit quelques pensées sur la roulette.
Au fond, penser à la roulette quand on a mal aux dents : quoi de plus naturel ?

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