La mémoire des Mémoires

Sept cent quatre-vingt neuf ! c'est le nombre astronomique des divers mémoires, rapports ou notes légués par Cauchy (sans compter les livres de cours et d'exercices divers). En voici la répartition par sujet, en ne comptant pas ceux qui font double emploi.
Arithmétique, théorie des nombres 69
Géométrie 39
Analyse 72
Intégrales définies. - Résidus 81
Fonctions symétriques. - Substitutions 40
Séries 73
Théorie des équations 48
Fonctions périodiques inverses 39
Équations différentielles 84
Mécanique 113
Optique 102
Astronomie 72
La masse ne pouvait qu'impressionner ses contemporains et lui assurer pour la postérité une stature comparable à celles de Gauss et Euler. De fait, quand C.A. Valson, professeur à la Faculté des Sciences de Grenoble, publie en 2 volumes «La vie et les travaux du Baron Cauchy», il est souvent plus proche de l'hagiographie que de la biographie scientifique. Il n'empêche, cet ouvrage magistral souvent cité par la suite, installe définitivement Cauchy au panthéon des sciences françaises. En 1870, Joseph Bertrand rend compte de la biographie de Valson dans le «Bulletin des Sciences mathématiques et astronomiques». Son appréciation est plus nuancée ; peut-être aussi est-elle plus proche de la vérité4 ?
Cauchy, dans son premier Mémoire, montrait d'éminentes qualités devenues chez lui de plus en plus rares. La forme est aussi excellente que le fond, et la rigueur des raisonnements semble s'allier sans effort à la plus lumineuse clarté. Les deux Mémoires de 1811 et de 1812, sur la théorie des polyèdres et les premières études sur le nombre des valeurs d'une fonction montrent que Cauchy, en arrêtant plus longtemps son esprit sur chacune de ses découvertes, aurait pu, s'il l'eût voulu, leur imprimer ce cachet de perfection définitive que trop souvent depuis, il n'a pas eu le loisir de chercher. C'est par sa grande hâte de produire que Cauchy a été si loin de mériter l'éloge que lui décerne cependant M. Valson :

«Il ne quittait pas un sujet avant de l'avoir complètement approfondi et élucidé, de manière à satisfaire les exigences des exprits les plus difficiles. »

S'il est un nom illustre dans l'histoire de la science, auquel cette louange ne soit pas applicable, c'est, sans contredit, celui de Cauchy, et, lorsque l'on peut louer en lui tant de rares et exceptionnels mérites, c'est un tort véritable envers sa mémoire de citer précisément celui qui, de l'aveu de tous et évidemment par sa faute, lui a complètement fait défaut.

[...]

Le génie de Cauchy est digne de tous nos respects ; mais pourquoi s'abstenir de rappeler que la trop grande abondance de ses travaux, en diminuant souvent leur précision, en a plus d'une fois caché la force ? La dangereuse facilité d'une publicité immédiate a été pour Cauchy une tentation irrésistible et souvent un écueil. Son esprit, toujours en mouvement, apportait chaque semaine à l'Académie ses travaux à peine ébauchés, des projets de Mémoire et des tentatives infructueuses, et, lors même qu'une brillante découverte devait couronner ses efforts, il forçait le lecteur à le suivre dans les voies souvent stériles essayées et abandonnées tour à tour sans que rien vînt l'en avertir. Prenons pour exemple la théorie des substitutions et du nombre de valeurs d'une fonction. À qui doit-elle ses plus grands progrès ? À Cauchy sans aucun doute, et il est véritable que son nom, dans l'histoire de cette belle question, s'élève à une grande hauteur au-dessus de tous les autres. Mais, sur cette théorie qui lui doit tant, Cauchy a composé plus de vingt Mémoires. Deux d'entre eux sont des chefs-d'\oeuvre. Que dire des dix-huit autres ? rien, sinon que l'auteur y cherche une voie nouvelle, la suit quelque temps, entrevoit la lumière, s'efforce inutilement de l'atteindre, et quitte enfin, sans marquer aucun embarras, les avenues de l'édifice qu'il renonce à construire.

[...]

Les habitués de l'Académie des Sciences n'ont pas oublié avec quelle ardeur, pendant plusieurs semaines, Cauchy, préoccupé de cette question et toujours plein d'espoir, apportait à chaque séance des principes nouveaux entrevus la veille et dont il n'avait pu encore pénétrer toutes les suites. Combien de fois, dans son empressement, l'ont-ils vu déposer sur le bureau le titre d'un Mémoire inachevé qu'il envoyait à l'imprimerie à la dernière heure, en achetant la chance d'antidater de quelques jours une découverte importante par la certitude d'attacher son grand nom à un travail hâtif et imparfait ? De tels souvenirs sont caractéristiques ; ils ne prouvent nullement qu'inférieur à lui-même Cauchy fût quelque-fois abandonné de sa rare perspicacité : l'appréciation serait très injuste. Cauchy, pendant toute sa carrière, a conservé, avec la rapidité de la pensée, la même puissance d'invention et de pénétration. Son génie toujours prêt le rendait maître en peu d'instants des plus difficiles problèmes. Mais toute recherche exige des tâtonnements et des essais infructueux, que Lagrange, Jacobi et Gauss ont connus sans aucun doute tout autant que lui. Ce qui distingue Cauchy, dont le génie a égalé le leur, c'est d'en avoir longuement et minutieusement informé le public.

[...]

L'admiration de M. Valson pour l'illustre géomètre est absolue et sans réserve, et l'absence, peut-être volontaire, de toute critique, diminue à mes yeux, je l'avoue, le mérite considérable pourtant d'un travail où s'allie, à une science très exacte, un esprit méthodique et soigneux. Cauchy, dit M. Valson, était un éminent professeur ; la louange est méritée, mais, si l'on veut la développer, il ne faut pas, à l'exemple du savant auteur, énumérer sans en omettre un seul, tous les mérites de méthode et de diction, qu'un maître plein de zèle puisse unir à la science la plus profonde, pour les attribuer sans distinction à Cauchy.

[...]

Tout cela est strictement vrai, il est juste et bon de le dire ; mais ces louanges s'adressent au savant éminent bien plus qu'au professeur habile, et, s'il m'est permis d'en juger par les leçons que j'ai entendues à une époque où l'illustre maître avait conservé toute la vigueur de son talent, l'enseignement de Cauchy, si précieux pour les vrais géomètres, n'était nullement fait pour instruire et surtout pour développer les esprits ordinaires. Lorsqu'en 1849, aux applaudissements de tous les amis de la science, Cauchy fut appelé à occuper à la Faculté des Sciences de Paris la chaire de Mécanique céleste, ses premières leçons, il faut l'avouer, trompèrent complètement l'espoir d'un public d'élite plus surpris que charmé par la variété un peu confuse des sujets abordés. La troisième, il m'en souvient, fut presque entièrement consacrée à l'extraction de la racine carrée, et, le nombre 17 étant pris pour exemple, les calculs furent poussés jusqu'à la dixième décimale par des méthodes connues de tous les auditeurs, et que Cauchy croyait nouvelles parce que la veille sans doute elles avaient spontanément traversé son esprit. Je ne revins plus et j'eus grand tort, car les leçons suivantes m'auraient initié dix ans plus tôt aux plus brillantes découvertes de l'illustre maître. Me contestera-t-on le droit d'ajouter que je n'aurais pas à exprimer un tel regret, si à ses éminentes qualités comme géomètre Cauchy avait ajouté le talent et l'art du professeur ?

         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales