Chaînette, tractrice et brachistochrone

D'après certains auteurs, l'histoire des équations différentielles commence en 1675, le jour où Gottfried Wilhelm von Leibniz (1646-1716), co-inventeur du calcul différentiel avec Newton, écrit :

$\displaystyle \int x \mathrm{d}x =\frac{1}{2}x^2\;.
$

Ne vous moquez pas, c'était un pas de géant. Jusque-là personne n'avait vu le rapport entre le calcul des tangentes à une courbe, et le calcul des surfaces délimitées par une autre courbe. Très vite Newton proposa de ranger les nombreux problèmes issus de la mécanique en trois classes :
  1. $ \displaystyle{\frac{\mathrm{d}y}{\mathrm{d}x}}=f(x)$
  2. $ \displaystyle{\frac{\mathrm{d}y}{\mathrm{d}x}}=f(x,y)$
  3. $ \displaystyle{x\frac{\partial u}{\partial x}+y\frac{\partial u}{\partial y}}
=u$
La première classe concerne le calcul direct de primitives. De la seconde relèvent les équations diférentielles «ordinaires»  étudiées dans ce chapitre. La troisième classe fait partie de ce que l'on appelle aujourd'hui les équations aux dérivées partielles. Les nouveaux outils se révélèrent extrêmement puissants pour aborder tous ces problèmes. Leur résolution allait occuper pratiquement tout le XVIIIe siècle, avec d'abord les contributions de Leibniz lui-même, puis ses émules Suisses, les frères Bernoulli, et plus tard Euler (1707-1783), puis en France Lagrange (1736-1813) et d'Alembert (1717-1783). On peut dire qu'en 1775, un siècle après la découverte du calcul différentiel, l'essentiel des méthodes de résolution explicite d'équations différentielles avait été trouvé.

Nous allons traiter deux problèmes de mécanique, qui suscitèrent une réelle compétition chez les mathématiciens du début du XVIIIe siècle.

Figure 6: La chaînette.
\includegraphics[width=8cm]{chainette}
La chaînette est la courbe que décrit une chaîne ou une corde très souple lorsqu'on la suspend par ses deux extrémités (figure 6). Considérons que la position de la corde est rapportée à un repère dans le plan vertical, et examinons la portion de corde comprise entre les abscisses $ t$ et $ t+\mathrm{d}t$. Lorsque la corde est immobile, trois forces s'équilibrent pour cette portion : la traction de la partie gauche de la corde, le poids du tronçon entre $ t$ et $ t+\mathrm{d}t$, et la traction de la partie droite. Donc la différence entre les composantes verticales des tractions à gauche et à droite doit équilibrer le poids du tronçon. Désignons par $ y(t)$ la hauteur du tronçon d'abscisse $ t$. Les tractions gauche et droite s'exercent tangentiellement en chaque point de la courbe ; leur composante verticale est proportionnelle à la dérivée de $ y$. La différence entre la traction à droite et à gauche s'écrit :

$\displaystyle y'(t+\mathrm{d}t)-y'(t)\simeq y''(t) \mathrm{d}t\;.
$

Si la corde est supposée homogène, le poids du tronçon entre $ t$ et $ t+\mathrm{d}t$ est proportionnel à sa longueur, qui d'après le théorème de Pythagore vaut :

$\displaystyle \sqrt{\mathrm{d}t^2+(y(t+\mathrm{d}t)-y(t))^2}\simeq \mathrm{d}t\sqrt{1+(y'(t))^2}
$

La dérivée de $ y$ est donc solution de l'équation du premier ordre :

$\displaystyle y'' = \omega \sqrt{1+(y')^2}\;,
$

$ \omega$ est un coefficient de proportionnalité. L'ensemble des solutions de cette équation est :

$\displaystyle \big\{ t\mapsto y(t)=\sinh(\omega x+C) ,\;C\in\mathbb{R} \big\}\;.
$

Rappelons que le sinus et le cosinus hyperboliques sont définis par :

$\displaystyle \sinh(x)=\frac{\mathrm{e}^x-\mathrm{e}^{-x}}{2}$   et$\displaystyle \quad
\cosh(x)=\frac{\mathrm{e}^x+\mathrm{e}^{-x}}{2}\;.
$

Si comme sur la figure 6 on a choisi le repère de sorte que pour $ t=0$ la tangente soit horizontale et l'ordonnée nulle ( $ y'(0)=y(0)=0$), alors :

$\displaystyle y'(t)=\sinh(\omega t)$   et$\displaystyle \quad
y(t)=\frac{1}{\omega}(\cosh(\omega t)-1)\;.
$

Voici maintenant le problème de la tractrice. Un enfant marche au bord d'un bassin rectiligne, en tirant un bateau au bout d'une corde. Au départ, la corde est perpendiculaire au bord du bassin. L'enfant se déplace à vitesse constante, et la vitesse du bateau est toujours dirigée dans le sens de la corde, qui reste toujours tendue. Quelle est la trajectoire du bateau dans le bassin ?

Choisissons un repère orthonormé du plan, dans lequel le bord du bassin est sur l'axe horizontal, et l'origine au point où l'enfant commence à marcher (figure 7).

Figure 7: La tractrice.
\includegraphics[width=8cm]{tractrice}

À l'instant 0, le bateau se trouve donc au point d'abscisse 0 et d'ordonnée $ L$, la longueur de la corde. Notons $ (x(t),y(t))$ la position du bateau à l'instant $ t$. Soit $ v$ la vitesse à laquelle marche l'enfant. À l'instant $ t$, l'enfant se trouve au point $ (vt,0)$ et la corde est tendue. Donc :

$\displaystyle (x(t)-vt)^2+y^2(t)=L^2\;,
$

soit en dérivant :

$\displaystyle (x'(t)-v)(x(t)-vt)+y'(t)y(t)=0\;.
$

D'autre part le vecteur vitesse du bateau, $ (x'(t),y'(t))$ est colinéaire au vecteur allant du bateau à l'enfant, donc :

$\displaystyle x'(t)y(t)-y'(t)(x(t)-vt)=0\;.
$

On obtient un système de deux équations différentielles :

$\displaystyle \left\{\begin{array}{lcl}
(x'(t)-v)(x(t)-vt)+y'(t)y(t)&=&0\\
x'(t)y(t)-y'(t)(x(t)-vt)&=&0\;.
\end{array}\right.
$

Multiplions la première équation par $ (vt-x(t))$, la seconde par $ y(t)$ et ajoutons : les termes en $ y'(t)$ disparaissent et on obtient :

$\displaystyle x'(t)y^2(t)+(x'(t)-v)(x(t)-vt)^2=0\;.
$

Or $ y^2(t)=L^2-(x(t)-vt)^2$ :

$\displaystyle x'(t)(L^2-(x(t)-vt)^2)+(x'(t)-v)(x(t)-vt)^2=0\;.
$

Après simplification on obtient :

$\displaystyle x'(t)=\frac{v}{L^2}(x(t)-vt)^2$ (9)

Cette équation, où $ x'(t)$ s'exprime par une expression quadratique en $ x(t)$, est une équation de Riccati. Jacopo Riccati (1676-1754), un comte italien de la région de Venise, a montré que ce type d'équations apparaissait naturellement dans différents problèmes, mais il s'est bien gardé de les résoudre, laissant cela à Johann Bernoulli et Leonhard Euler. Puisque nous en sommes à comparer des exploits, signalons que la comtesse Elisabetta dei Conti d'Onigo, épouse Riccati, a porté 18 enfants, dont 9 ont vécu et 2 ont même laissé un nom dans l'histoire, l'un de la physique, l'autre de la musique. Madame Euler née Katharina Gsell en revanche n'a eu «que»  12 enfants dont 5 ont vécu. Il est vrai que Riccati a moins de réalisations mathématiques à son actif que son successeur Euler.

Revenons à l'équation de la tractrice (9). Elle a une solution naturelle, $ x_0(t)=vt-L$. C'est ce qui se passerait si le bateau partait au bord du bassin, tiré horizontalement par l'enfant. Posons :

$\displaystyle z(t)=\frac{1}{x(t)-x_0(t)}=\frac{1}{x(t)-vt+L}\;.
$

Cette nouvelle fonction est solution de l'équation linéaire suivante.

$\displaystyle z'(t)=\frac{2v}{L}z(t)-\frac{v}{L^2}\;.
$

La solution générale est $ z(t)=C\mathrm{e}^{2vt/L}+1/(2L)$. Si le bateau démarre au point $ (0,L)$, alors $ z(0)=1/L$. On obtient :

$\displaystyle x(t)=L\left(\frac{1-\mathrm{e}^{2vt/L}}{1+\mathrm{e}^{2vt/L}}\right)+vt
= vt -L\tanh (vt/L)\;.
$

On en déduit alors :

$\displaystyle y(t)=\frac{L}{\cosh(vt/L)}\;.
$

De nombreuses courbes issues de la mécanique furent ainsi étudiées tout au long du XVIIIe siècle, et elles portent depuis des noms qui rappellent leur origine.
- vélaire :
courbe d'une voile gonflée par le vent.
- elastica :
courbe que forme une poutre élastique fixée à une seule de ses extrémités.
- isochrone :
courbe le long de laquelle un corps tombe avec une vitesse uniforme.
- brachistochrone :
courbe le long de laquelle un corps tombe d'un point à un autre en temps minimum.

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