La vérité est éternelle et divine

Je reste parfaitement confiant dans le fait que le travail que j'ai investi dans la science présentée ici, et qui a pris une partie significative de ma vie autant que l'application la plus acharnée de mes capacités, ne sera pas perdu. Il est vrai que je suis conscient que la forme que j'ai donnée à cette science est imparfaite et ne peut que l'être. Mais je sais, et je me sens obligé d'affirmer (au risque de paraître arrogant) que même si ce travail devait encore rester inutilisé pour encore 17 ans ou même plus, sans entrer dans le véritable développement de la science, viendra tout de même un jour où il sera tiré de la poussière de l'oubli, et où des idées actuellement en sommeil porteront leurs fruits. Je sais aussi que je n'ai pas (comme je l'ai désiré jusqu'ici en vain) attiré autour de moi un cercle de disciples, à qui j'aurais pu transmettre ces idées, et que je pourrais stimuler pour les développer et les enrichir encore ; pourtant viendra un jour où ces idées, peut-être dans une forme nouvelle, renaîtront et entreront dans une communication vivante avec les développements contemporains. Car la vérité est éternelle et divine.
Qui donc est à la fois si amer et si sûr de sa postérité ? Hermann Grassmann (1809-1877)1. Et cette «vérité éternelle et divine» ? Rien moins que l'algèbre linéaire, dont les fondements vous ont été présentés dans ce chapitre, et qui accompagnera encore longtemps vos études de mathématiques ! Quand il écrit cela en 1862, plus de 17 ans se sont effectivement écoulés depuis une première publication de sa «théorie de l'extension» (Ausdehnunglehre). Elle n'a pas vraiment été vraiment comprise, ni même examinée à fond, par ses contemporains. Pourtant, on trouve dans le mémoire de 1862 les combinaisons linéaires, l'indépendance, les sous-espaces engendrés, la démonstration du fait que la dimension est indépendante de la base, les sommes de sous-espaces vectoriels, bref, l'essentiel de ce chapitre. Tout au long de sa carrière, Grassmann aura manqué de réussite ; il n'obtiendra jamais de poste universitaire, et malgré ses nombreuses contributions en mathématiques et en physique, il ne sera reconnu comme docteur que par ses études en langues. Comble de malchance, même son travail pionnier sur les espaces vectoriels sera obscurci par une querelle de priorité. En 1845, un an après Grassmann, Adhémar Jean Claude Barré de Saint-Venant publie indépendamment un article sur le calcul vectoriel, dont le contenu est proche de celui de Grassmann. Grassmann en ayant pris connaissance en 1847, il écrit un courrier en joignant son propre article. Mais n'ayant pas l'adresse de Saint-Venant, il adresse le courrier à Cauchy, en lui demandant de transmettre, ce que Cauchy se garde bien de faire. Six ans ans plus tard, Cauchy publie dans les Comptes Rendus de l'Académie de Sciences «Sur les clefs algébriques». Grassmann réagit : «Je réalisai immédiatement que les principes qui y étaient établis et les résultats qui étaient démontrés étaient exactement les mêmes que ceux que j'avais publiés en 1844, et desquels j'avais donné en même temps de nombreuses applications à l'analysie algébrique, la géométrie, la mécanique et d'autres branches de la physique». Un comité de trois membres de l'Académie des Sciences fut chargé de trancher la question de priorité, mais ne publia jamais ses conclusions. Vous l'avez deviné : Cauchy était l'un des trois.

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