Le dernier honnête homme

Dans la correspondance de Lagrange, considéré comme le plus grand mathématicien de la fin du XVIIIe, on trouve des appréciations extrêmement louangeuses sur Alexandre Théophile Vandermonde (1735-1796). Voici quelques extraits.
M. de Vandermonde me paraît un très grand analyste, et j'ai été très enchanté de son travail sur les équations. Ce que vous me dites de son caractère augmente encore mon estime pour lui, et le désir que j'ai de mériter la sienne.

[...]

Je vous prie de remercier de ma part M. de Vandermonde de la lettre dont il m'a honoré. Les théorèmes qu'elle contient sont très beaux ; et je ne puis assez admirer avec combien de sagacité il traite ces sortes de matières si difficiles et si compliquées. Tout ce que j'ai vu de lui jusqu'ici me donne l'idée d'un génie bien rare, et je le crois destiné à faire les plus grandes découvertes dans l'Analyse.

[...]

Le Mémoire de M. de Vandermonde sur l'élimination m'a surtout frappé. Tout ce qui sort de sa plume me plaît singulièrement ; j'y trouve un air de simplicité, de généralité et d'originalité qui m'enchante.
Pourtant quand Lebesgue expose en 1937 ses vues sur l'\oeuvre mathématique de
Vandermonde, l'appréciation est plus mitigée.
La grande notoriété n'est assurée en Mathématiques qu'aux noms associés à une méthode, à un théorème, à une notation. Peu importe d'ailleurs que l'attribution soit fondée ou non, et le nom de Vandermonde serait ignoré de l'immense majorité des mathématiciens si on ne lui avait attribué ce déterminant que vous connaissez bien, et qui n'est pas de lui !

[...]

Vandermonde n'a pas senti l'importance de ses propres recherches, faute d'y avoir suffisamment réfléchi. S'il eut réellement du génie et dépassa son époque, ses travaux ne peuvent néanmoins être compris qu'à la lumière des recherches contemporaines de Lagrange, et postérieures de Gauss, Abel ou Galois.
Et Lebesgue d'expliquer que la fausse attribution à Vandermonde de ce fameux déterminant est une méprise due à sa convention d'écriture des indices. Un retour aux sources s'impose. Dans son «Mémoire sur l'élimination» de 1772, le moins que l'on puisse dire est que les notations ne sont pas faciles. Voici comment il commence.
Je suppose que l'on représente par $ \stackrel{\scriptstyle{1}}{1}$, $ \stackrel{\scriptstyle{2}}{1}$, $ \stackrel{\scriptstyle{3}}{1}$, &c. $ \stackrel{\scriptstyle{1}}{2}$, $ \stackrel{\scriptstyle{2}}{2}$, $ \stackrel{\scriptstyle{3}}{2}$, &c. $ \stackrel{\scriptstyle{1}}{3}$, $ \stackrel{\scriptstyle{2}}{3}$, $ \stackrel{\scriptstyle{3}}{3}$, &c. autant de différentes quantités générales, dont l'une quelconque soit $ \stackrel{\scriptstyle{\alpha}}{a}$, une autre quelconque soit $ \stackrel{\scriptstyle{\beta}}{b}$, &c. & que le produit des deux soit désigné à l'ordinaire par $ \stackrel{\scriptstyle{\alpha}}{a}\cdot\stackrel{\scriptstyle{\beta}}{b}$. Des deux nombres ordinaux $ \alpha$ & $ a$, le premier, par exemple, désignera de quelle équation est pris le coëfficient $ \stackrel{\scriptstyle{\alpha}}{a}$, & le second désignera le rang que tient ce coëfficient dans l'équation, comme on le verra ci-après.

Je suppose encore le système suivant d'abréviations, & que l'on fasse

\begin{displaymath}
\begin{array}{l}
\begin{array}{c\vert c}\alpha&\beta \hlin...
...vert c}\beta&\gamma&\delta \hline a&b&c\end{array}\end{array}\end{displaymath}

[...] ...Inutile d'en reproduire plus, vous aurez compris d'une part que Vandermonde est bien décidé à traiter par sa notation des déterminants tout à fait généraux, d'autre part que ce ne sera pas de la tarte de comprendre ce qu'il veut dire. De fait, une fois franchi l'obstacle des notations, le mémoire contient bien une définition des déterminants par récurrence, et l'énoncé de leurs principales propriétés, ... mais pas le déterminant de Vandermonde. Du moins en apparence. Voici comment Cauchy, dans son mémoire de 1815, présente les déterminants.
Soient $ a_1, a_2,\ldots,a_n$ plusieurs quantités différentes en nombre égal à $ n$. On a fait voir ci-dessus que, en multipliant le produit de ces quantités ou

$\displaystyle a_1a_2a_3\ldots a_n
$

par le produit de leurs différences respectives, ou par

$\displaystyle (a_2-a_1)(a_3-a_1)\ldots(a_n-a_1)(a_3-a_2)\ldots(a_n-a_2)\ldots(a_n-a_{n-1})
$

on obtenait pour résultat la fonction symétrique alternée

$\displaystyle S(\pm a_1a_2^2\ldots a_n^n)
$

qui, par conséquent, se trouve toujours être égale au produit

$\displaystyle a_1a_2\ldots a_n
(a_2-a_1)(a_3-a_1)\ldots(a_n-a_1)(a_3-a_2)\ldots(a_n-a_2)\ldots(a_n-a_{n-1})\;.
$

Supposons maintenant que l'on développe ce dernier produit et que, dans chaque terme du développement, on remplace l'exposant de chaque lettre par un second indice égal à l'exposant dont il s'agit : en écrivant, par exemple, $ a_{r,i}$ au lieu de $ a_r^i$ et $ a_{i,r}$ au lieu de $ a_i^r$, on obtiendra pour résultat une nouvelle fonction symétrique alternée qui, au lieu d'être représentée par

$\displaystyle S(\pm a_1^1a_2^2\ldots a_n^n)\;,
$

sera représentée par

$\displaystyle S(\pm a_{1,1}a_{2,2}\ldots a_{n,n})\;,
$

le signe $ S$ étant relatif aux premiers indices de chaque lettre. Telle est la forme la plus générale des fonctions que je désignerai dans la suite sous le nom de déterminants.

[...]

Supposons ces quantités disposées en carré, comme on vient de le voir, sur un nombre égal à $ n$ de lignes horizontales et sur autant de colonnes verticales, de manière que, des deux indices qui affectent chaque quantité, le premier varie seul dans chaque colonne verticale et que le second varie seul dans chaque ligne horizontale, l'ensemble des quantités dont il s'agit formera un système que j'appellerai système symétrique de l'ordre $ n$.

[...]

Pour obtenir le déterminant du système (1) il suffit, comme on l'a dit ci-dessus, de remplacer les exposants des lettres par des indices dans le développement du produit

$\displaystyle a_1a_2\ldots a_n
(a_2-a_1)(a_3-a_1)\ldots(a_n-a_1)(a_3-a_2)\ldots(a_n-a_2)\ldots(a_n-a_{n-1})\;.
$

Il existe donc bien une méthode, consistant à écrire un «déterminant de Vandermonde» à $ n$ variables comme un produit de facteurs, pour ensuite faire descendre les exposants de chacune des variables en indices. Pour $ n=3$ :

\begin{displaymath}
abc(b-a)(c-a)(c-b)
=
ab^2c^3+bc^2a^3+ca^2b^3-cb^2a^3-ac^2b^...
...
a&a^2&a^3\\
b&b^2&b^3\\
c&c^2&c^3
\end{array}\right\vert\;,
\end{displaymath}

tandis que

\begin{displaymath}
\left\vert
\begin{array}{ccc}
a_1&a_2&a_3\\
b_1&b_2&b_3\\
...
...a_1b_2c_3+b_1c_2a_3+c_1a_2b_3-c_1b_2a_3-a_1c_2b_3-b_1a_2a_3\;.
\end{displaymath}

Cauchy utilise abondamment cette méthode pour démontrer les propriétés des déterminants, et la préconise comme méthode de calcul, dans son cours d'Analyse de l'École Polytechnique. L'algèbre linéaire étant encore inconnue, il fallait bien se débrouiller autrement ! Loin d'être un exemple particulier (comme nous vous l'avons présenté), le déterminant de Vandermonde était donc un moyen commode d'écrire les déterminants généraux et d'étudier leurs propriétés. Vandermonde en était-il conscient ? Voici ce qu'il dit dans son mémoire sur l'élimination (c'est nous qui soulignons).
Ceux qui ont connaissance des symboles abrégés que j'ai nommés types partiels de combinaison dans mon Mémoire sur la résolution des équations, reconnaîtront ici la formation du type partiel dépendant du second degré, pour un nombre quelconque de lettres ; ils verront sans peine qu'en prenant ici nos $ \alpha$, $ \beta$, $ \gamma$, $ \delta$, &c. par exemple, pour des exposants, tous les termes de même signe, dans le développement de l'une de nos abréviations ; seront aussi le développement du type partiel dépendant du second degré, & formé d'un pareil nombre de lettres ; ce que démontrent nos opérations précédentes.
Le Mémoire sur la résolution des équations, publié l'année précédente, a été lu à l'académie en novembre 1770, soit 2 mois seulement avant celui sur l'élimination. Vandermonde y introduit une classification des fonctions symétriques, qu'il appelle «types partiels». Or que trouve-t-on à la page 4 de ce mémoire, à l'occasion d'un exemple ? «Or $ (a^2b+b^2c+c^2a-a^2c-b^2a-c^2b)$, qui égale $ (a-b)(a-c)(b-c)$ a pour carré...». Au vu des textes, les conclusions suivantes nous semblent s'imposer.
  1. Il n'y aucune méprise due à la convention d'écriture des indices ; il a au contraire une méthode reconnue comme telle, consistant à échanger le rôle des indices et des exposants, afin de tirer parti de la factorisation du déterminant de Vandermonde. Cauchy en fait un usage important, tant dans son mémoire de 1812, que dans son cours d'analyse de l'école Polytechnique de 1821.
  2. Vandermonde était parfaitement conscient de cette méthode, puisqu'il le dit explicitement dans le mémoire sur l'élimination, et qu'il donne la factorisation dans le mémoire sur la résolution des équations.
  3. Même si Cauchy a véritablement développé la théorie, et tiré toutes les conséquences de la méthode, il est juste de donner le nom de Vandermonde à la fois au déterminant et à la méthode.
Pourquoi alors la place de Vandermonde dans l'Histoire est-elle si étriquée ? Il ne semble pas avoir aimé attirer l'attention. L'astronome suédois Lexell écrivait en 17804 :
M. Vandermonde passe pour être un homme de talent, quoiqu'il n'en a pas la mine. Sa manière de s'exprimer n'est pas trop claire. Il est petit et son front ne passerait jamais pour le front d'un mathématicien.
Comme on dit dans ces cas-là : Napoléon aussi était petit. La modestie de Vandermonde le conduisait à s'effacer volontiers, plutôt que de rentrer dans ces polémiques qui ont toujours émaillé les relations entre savants. Le mémoire sur l'élimination mentionne :
Ce mémoire a été lu pour la première fois à l'Académie le 12 janvier 1771. Il contenait différentes choses que j'ai supprimées ici, parce qu'elles ont été publiées depuis par d'autres géomètres.
L'autre géomètre dont il s'agit est Laplace, dont le mémoire, publié dans le même volume, n'allait pas aussi loin sur le plan théorique que celui de Vandermonde. Même s'il a été justement reconnu comme le fondateur de la théorie des déterminants, son activité mathématique réduite (seulement 3 ans) ne lui a pas laissé le temps de développer une \oeuvre d'envergure. Qu'a-t-il donc fait d'autre ? Ami de Vaucanson, Lavoisier et Berthollet, Vandermonde s'intéressa au moins autant à la mécanique (il a dirigé le Conservatoire National des Arts et Métiers) ou à la chimie, qu'aux mathématiques. Mais aussi à la musique, et sur la fin de sa vie à l'économie politique 5. À ce tournant de siècle où les scientifiques commençaient à se spécialiser de plus en plus, peut-être Vandermonde a-t-il souffert d'être un des derniers touche-à-tout, un «honnête homme» comme on disait au siècle des lumières.

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