Règle de l'Hôpital et Théorème de Rolle

L'histoire est injuste. Nous vous avons proposé comme exercice facile d'application des définitions, la «Règle de l'Hôpital» : la limite du rapport de deux accroissements de fonctions en un point est le rapport des dérivées des fonctions en ce point ; et au cas où vous poseriez la question, non, il n'est vraiment pas utile de retenir ce résultat par c\oeur. En revanche, nous avons lourdement insisté sur l'importance du Théorème de Rolle, qui au fond n'est ni plus difficile ni moins intuitif : si une fonction part d'une valeur pour retourner à cette même valeur, sa dérivée doit s'annuler dans l'intervalle. En 1691, Guillaume François Antoine de L'Hôpital, marquis de Sainte-Mesme, comte d'Entremont, seigneur d'Oucques, La Chaise, Le Bréau et autres lieux (1661-1704), avait invité chez lui Jean Bernoulli, pour apprendre de celui-ci la nouvelle théorie de Leibniz. L'ayant bien assimilée, il s'en était fait l'ardent propagandiste, publiant en 1696 son «Analyse des infiniment petits, pour l'intelligence des lignes courbes». Cet ouvrage fit beaucoup pour la diffusion de la théorie en France, même si celle-ci n'alla pas sans heurts 4. Voici le début lyrique de la préface de l'«Analyse des Infiniment Petits».
L'ANALYSE qu'on explique dans cet ouvrage, suppose la commune ; mais elle en est fort différente. L'Analyse ordinaire ne traite que des grandeurs finies : celle-ci pénètre jusque dans l'infini même. Elle compare les différences infiniment petites des grandeurs finies ; elle découvre les rapports de ces différences : et par là elle fait connaître ceux des grandeurs finies, qui comparées avec ces infiniment petits sont comme autant d'infinis. On peut même dire que cette Analyse s'étend au-delà de l'infini : car elle ne se borne pas aux différences infiniment petites ; mais elle découvre les rapports des différences de ces différences, ceux encore des différences troisièmes, quatrièmes, et ainsi de suite, sans trouver jamais de terme qui la puisse arrêter. De sorte qu'elle n'embrasse pas seulement l'infini ; mais l'infini de l'infini, ou une infinité d'infinis.
Rassurez-vous : beaucoup de lecteurs de l'époque ont ressenti le même vertige que vous devant une telle envolée. Cette nouvelle analyse supposée s'étendre «au-delà de l'infini», sans que l'on ait donné de sens rigoureux à son objet de base, les « différences infiniment petites», ressemblait fort à un château dans les nuages, et beaucoup doutaient en conséquence que l'on puisse en tirer autre chose que du vent. En 1701, Michel Rolle (1652-1719) lit à l'Académie Royale des Sciences un mémoire intitulé «Du nouveau système de l'infini». Dès les premières lignes, le ton est donné.
On avait toujours regardé la Géométrie comme une Science exacte, et même comme la source de l'exactitude qui est répandue dans toutes les autres parties des Mathématiques. On ne voyait parmi ses principes que de véritables axiomes : tous les théorèmes et tous les problèmes qu'on y proposait étaient ou solidement démontrés, ou capables d'une solide démonstration ; et s'il s'y glissait quelques propositions ou fausses ou peu certaines, aussitôt on les bannissait de cette science.

Mais il semble que ce caractère d'exactitude ne règne plus dans la Géométrie depuis que l'on y a mêlé le nouveau système des infiniment petits. Pour moi, je ne vois pas qu'il ait rien produit pour la vérité, et il me paraît qu'il couvre souvent l'erreur.

Voici comment Fontenelle, bien des années plus tard, rapporte la controverse dans son éloge de Rolle.

En ce temps-là, le livre de M. le Marquis de l'Hôpital avait paru, et presque tous les mathématiciens commençaient à se tourner du côté de la nouvelle géométrie de l'infini, jusque-là peu connue. L'universalité surprenante des démontrations, la finesse et la promptitude des solutions les plus difficiles, une nouveauté singulière et imprévue, tout attirait les esprits, et il se faisait dans le monde géomètre une révolution bien marquée. Elle n'était pourtant pas absolument générale ; dans le pays même des démonstrations on trouve encore le moyen de se diviser. Feu M. L'Abbé Galois, comme nous l'avons dit même dans son éloge, ne goûtait point la nouvelle Géométrie, mais il était bien aise de ne la combattre qu'avec le secours ou à l'abri d'un géomètre de nom, et heureusement il trouva dans M. Rolle les dispositions nécessaires pour s'unir à lui. Il mit dans la société le courage d'entreprendre la guerre, et l'art de la conduire, qui tous deux auraient peut-être manqué à M. Rolle, et celui-ci ne fut obligé que de fournir les raisonnements.

[...]

Quand la paix des Infiniment-petits fut faite, ou le silence ordonné, M. Rolle donna son application à d'autres sujets de Géométrie, où l'algèbre dominait toujours ; il ne laissait pas d'y glisser encore adroitement des accusations d'insuffisance ou même de fausseté contre le nouveau calcul, avec lequel il ne s'est jamais bien réconcilié, et les Infinitaires étaient au guet pour ne lui rien passer qui les intéressât trop.

Avant de combattre les «Infinitaires», M. Rolle avait quand même bien produit des mathématiques. Dans un ouvrage de 1691 «Démonstration d'une méthode pour résoudre les égalités de tous degrés», il avait exposé une technique pour localiser les racines d'un polynôme, la «méthode des cascades». Ce n'est que bien plus tard que l'on s'est rendu compte que la « cascade» d'un polynôme n'était autre que sa dérivée, et que l'observation qu'entre deux racines d'un polynôme on trouvait toujours une racine de sa dérivée, avait une portée beaucoup plus générale.

Non, le Théorème de Rolle n'est pas vraiment dû à Michel Rolle ; mais que cela ne vous empêche pas de le retenir !


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