La paille dans l'oeil du voisin

Georges Berkeley (1685-1753) sait de quoi il parle. Il a suivi des études de philosophie, de mathématiques et de théologie, et a été ordonné prêtre. Il a parfaitement compris et mesuré la révolution que représente le calcul infinitésimal de Newton et Leibniz. En tant que religieux, il ressent douloureusement l'arrogance des nouveaux philosophes qui prétendent discuter des mystères de la foi sur une base rationnelle. En 1734 il publie un savoureux pamphlet :
The Analyst, or a discourse addressed to an infidel mathematician wherein it is examined whether the Object, Principles and Inferences of the modern Analysis are more distinctly conceived, or more evidently deduced, than Religious Misteries and Points of Faith.
En exergue, ce verset célèbre des Évangiles :
First cast out the beam out of thine own Eye; and then shalt thou see clearly to cast out the mote out of thy brother's eye.

S. Matt. C. VII. V. 5.
Berkeley prend un plaisir jubilatoire à tailler en pièces la nouvelle Analyse, et surtout ses bases théoriques plus que fumeuses. Quelques titres de paragraphes suffiront à vous donner une idée du ton.
VI. Differences of various orders, i.e. Quantities infinitely less than quantities infinitely little; and infinitesimal Parts of infinitesimals of infinitesimals, etc. without end or limit.

XVII. Hard to distiguish between evanescent Increments and infinitesimal Differences. Fluxions placed in various Lights. The great Author, it seems, not satisfied with his own notions.

XXII By virtue of a twofold mistake Analysts arrive at Truth, but not at Science: ignorant how they come at their own Conclusions.

XXIII The Conclusion never evident or accurate, in virtue of obscure or inaccurate Premises. Finite Quantities might be rejected as well as Infinitesimals.

XXXII Difficult and obscure Points constitute the Principles of the modern Analysis, and are the foundation on which it is built.

XXXIV. By what inconceivable Steps finite lines are found proportional to Fluxions. Mathematical Infidels strain at a Gnat and swallow a Camel.

XLVIII. Metaphysics of modern Analysts most incomprehensible.
Un à zéro : Berkeley a parfaitement raison ! Au XVIIIe siècle, Leibniz, puis Euler, les frères Bernoulli et les autres, volent de découverte en découverte, sans trop se préoccuper de cette épine dans leur talon. Mais avec le XIXe naissant, les savants se transforment en professeurs et, peut-être aiguillonnés par les questions de leurs étudiants, s'efforcent petit à petit de clarifier les concepts de l'analyse4. Pour imparfait qu'il soit, le Cours d'Analyse de l'École Polytechnique de Cauchy en 1821, est un net progrès. Pour la première fois, le concept de limite est relié à des combinaisons d'inégalités, et même si la notion d'uniformité n'est pas encore dégagée, la continuité est tout de même définie plus rigoureusement qu'un «graphe tracé sans lever le crayon». En 1817, Bernard Bolzano, qui peut encore signer ses articles comme «Prêtre séculier, Docteur de Philosophie, Professeur Royal et Impérial de la Science de la Religion et Membre titulaire de la Société Royale des Sciences à Prague», s'attaque à la démonstration d'une «évidence», le théorème des valeurs intermédiaires5.
Dans la démonstration la plus courante, on s'appuie sur une vérité empruntée à la géométrie : à savoir que toute ligne continue à courbure simple dont les ordonnées sont d'abord positives, puis négatives (ou inversement) doit nécessairement couper quelque part l'axe des abscisses en un point situé entre ces ordonnées. Il n'y a absolument rien à objecter ni contre la justesse ni contre l'évidence de ce théorème géométrique. Mais il est tout aussi manifeste qu'il y a là une faute intolérable contre la bonne méthode qui consiste à vouloir déduire les vérités des mathématiques pures (ou générales) (c'est-à-dire de l'arithmétique, de l'algèbre ou de l'analyse) de considérations qui appartiennent à une partie appliquée (ou spéciale) seule, à savoir à la géométrie. [...]

En effet, dans la science, les démonstrations ne doivent nullement être de simples procédés de «fabrication d'évidences», mais doivent être bien plutôt des «fondements» ; [...]

Comme on peut le voir en même temps, nous sommes loin de tenir les exemples et les applications pour des choses qui nuiraient à la perfection d'un exposé scientifique. Nous n'exigeons fermement que ceci : on ne proposera jamais des exemples en place des démonstrations : on ne fondera jamais l'essentiel de la déduction sur des expressions du langage employées improprement et sur les représentations secondaires qu'elles portent avec elles ; la déduction ne serait pas valide dès qu'on change l'expression.
...un véritable manifeste de la rigueur mathématique ! Ce mémoire contient déjà (avant Cauchy) la définition de la convergence d'une suite, le critère «de Cauchy», la définition de la continuité d'une fonction, l'existence de la borne supérieure d'un ensemble non vide et majoré... il n'y manque qu'une définition rigoureuse de ce qu'est un nombre réel. Bolzano en est conscient, et il reviendra sur le sujet dans un mémoire de 1834, publié longtemps après sa mort. Ses travaux inspireront à la fin du siècle les « axiomatiseurs» que seront Cantor et Dedekind. L'analyse telle qu'elle vous est enseignée est héritée de l'«école de Berlin», et s'il faut retenir un seul nom, ce sera celui de Karl Weierstrass (1815-1897). C'est à lui que vous devez les $ \varepsilon $ et les $ \eta$. Il avait appris le concept de convergence uniforme de son professeur Christoph Gudermann, et en avait reconnu l'importance. Il l'a transmis à son tour à ses élèves, parmi lesquels Heine. Tout au long du XIXesiècle, de nombreux mathématiciens ont ainsi contribué à «ôter la poutre dans l'\oeil» de l'analyse. Comme précurseurs, L'histoire a surtout retenu les noms de Bolzano et Cauchy. On sait qu'il se sont rencontrés plusieurs fois en 1834-1835 quand Cauchy était en exil à Prague, mais on ignore la teneur de leurs conversations : dommage...6

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