Triangle de Pascal, binôme de Newton et poésie védique

Dans le chapitre IV de son «Traité du Triangle Arithmétique», Pascal expédie en deux pages l'utilisation des coefficients binomiaux pour calculer des puissances de binômes, puis il conclut : « Je ne donne pas la démonstration de tout cela, parce que d'autres en ont déjà traité, comme Hérigone, outre que la chose est évidente d'elle-même.»

Pascal n'a jamais prétendu avoir inventé son triangle, qui était connu en Europe depuis plus d'un siècle : il apparaît entre autres dans les travaux de Apianus (1527), Stifel (1544), Scheubel (1545), Tartaglia (1556), Bombelli (1572). Le même tableau et son application au développement de $ (a+b)^n$, étaient connus des mathématiciens arabes depuis al-Karaji (1000) et chinois depuis Chia Hsien (1100). Mais tous ignoraient que les mathématiciens indiens l'avaient découvert bien longtemps avant. Dans les poèmes en ancien Sanskrit1, la musique des vers provient en grande partie de l'alternance des syllabes courtes ou longues. Pour la poésie védique, les vers pouvaient contenir de 1 à 13 syllabes ; se posait alors la question d'énumérer les rythmes différents (alternances de syllabes courtes ou longues) que l'on pouvait former avec un nombre fixé de syllabes. Dans son traité Chandrahsutra, Pingala (IIe siècle av. J.C. ?) donne de manière assez cryptique la manière de décomposer tous les vers de $ n$ syllabes. La voici, par son commentateur Halayudha (Xe siècle).

Ici est expliquée la règle de développement pyramidal (meru-prastara) des combinaisons d'une, deux etc., syllabes formées de sons courts et longs. Après avoir dessiné un carré en haut, deux carrés sont dessinés en dessous, de sorte que la moitié de chacun soit étendu de chaque côté. En-dessous trois carrés, en-dessous quatre carrés sont dessinés et le processus est répété jusqu'à atteindre la pyramide désirée. Dans le premier carré, le symbole pour un doit être placé. Ensuite dans chacun des deux carrés de la seconde ligne, le chiffre un est placé. Ensuite sur la troisième ligne le chiffre un est placé dans chacun des carrés extrêmes. Dans le carré du milieu la somme des chiffres des deux carrés immédiatement au-dessus doit être placée. Dans la quatrième ligne, un doit être placé dans chacun des deux carrés extrêmes. Dans chacun des deux carrés intermédiaires, la somme des chiffres des deux carrés immédiatement au-dessus, c'est-à-dire trois, doit être placée. Les carrés suivants sont remplis de cette manière. Ainsi la seconde ligne donne le développement des combinaisons d'une syllabe ; la troisième ligne la même chose pour deux syllabes, la quatrième ligne pour trois syllabes, et ainsi de suite.
C'est bien la construction du triangle arithmétique. Pingala savait énumérer les manières d'écrire $ n$ syllabes courtes ou longues, ce qui représente, après le Yi Jing, la seconde plus ancienne énumération binaire connue. Cela ne donne pas exactement la formule du binôme de Newton, mais c'est tout de même plutôt remarquable.

À propos, que vient faire Newton dans cette affaire ? Vers 1665, il généralisa la formule du binôme à des exposants réels quelconques (et plus seulement des entiers positifs), en remplaçant les sommes finies par des séries infinies. Mais ceci est une autre histoire, que nous vous raconterons un jour... 


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