Pourquoi pas douze ?

L'Encyclopedia Londinensis, publiée à Londres dans les premières décennies du XIXe siècle, vaut souvent son pesant de prégugés racistes, comme la plupart des écrits européens de son temps. Voici ce qu'on y lit, à l'article «Numbers»4.
We are told that the Guaranis and the Lulos, two of the very lowest races of savages which inhabit the boundless forests of South America, count only by fours; at least, they express five by four-and-one, six by four-and-two, and so forth. We may gather from Aristotle, that a certain tribe of Thracians were accustomed to use the quaternary scale of numeration; for he says that they proceeded no farther than four, which they would doubtless continue to repeat. If such was the historical fact, those simple people must have never advanced beyond the early practice of reckoning successively by casts or warps. It seems probable that Pythagoras was acquainted with the quaternary system, which he brought from Egypt and India. Hence perhaps the mystical veneration which the followers of that philosopher professed to entertain for the tetractys, or quaternion, the root of the scale, which contains besides, within itself, the number denoting the elementary musical proportions. Near the end of the seventeenth century, Weigelius seriously proposed, in Germany, the adoption of the tetraetic or quaternary numeration, which he explained, with copious detail, in a learned work, entitled Aretologistica, printed at Nuremberg in 1687. This writer even goes so far as to invent names for the several orders of his Tetractic system. They will appear to have a sufficiently German air, though not harsher than the terms we now use.

[...]

Mr. Barlow and Mr. Lessie have scarcely noticed the octary scale of numbers; but this system has been revived or rather newly-modelled, by a Mr Richardson, of Churchill in Somersetshire; an ingenious gentleman who, we are sorry to say, has been for many years totally blind. The title of his pamphlet, which lies before us, is ``Octary Arithmetic, or the Art of Doubling and Halving by the Cypher; containing a perfect system of measure and weight, with specimens of the new logarithms'' (Lond. 1817).

[...]

Mr. Richardson's idea is original and bold; but his style is obscure, and the new names and phrases that he introduces are not very harmonious. Moreover, the complete revolution which the introduction (or indeed of any other) would make in all books, rules, weights, measures, and systems of education, makes us less sanguine than the author as to its ultimate success.
Des ``ingenious gentlemen'', peu avares de propositions originales et hardies, il n'en a jamais manqué pour prôner l'adoption généralisée d'autres bases que la base 10 à la fois pour l'arithmétique, pour les mesures et pour les monnaies. Il faut dire que selon les domaines, certains comptes se sont toujours faits tantôt en base 60 (heures, minutes et secondes ou bien mesures angulaires), tantôt en base 12 (\oeufs, huîtres, ...). Jusqu'au ``Decimal Day'' (15 février 1971), une livre britannique se composait de 20 shillings, eux-mêmes divisés en 12 pence. Il y a toujours 12 inches dans un foot et 3 feet dans un yard. Pour nous qui sommes habitués à la simplicité du système métrique, il est difficile d'imaginer le casse-tête pour convertir des inches cubiques en yards cubiques. Pour autant, des tentatives pour imposer le système métrique en Grande-Bretagne ou aux États-Unis échouent régulièrement. Ce système, basé sur une division en puissances de dix de toutes les unités de mesure, a été créé sous la Révolution. Son acte fondateur est un «Rapport fait à l'Académie des Sciences le 27 octobre 1790 sur le titre des métaux monnayés & sur l'échelle de division des poids, des mesures et des monnaies, par MM. Borda, Lagrange, Lavoisier, Tillet & Condorcet». Voici ce qu'on y lit.
L'adoption de l'échelle arithmétique pour toutes les divisions, diminuera beaucoup les embarras qui doivent naître de l'établissement des nouvelles mesures, & tous ceux qui sauront l'arithmétique simple, pourront en calculer toutes les divisions, tandis que ceux qui savent calculer les anciennes n'éprouveront aucun embarras, puisqu'ils pourront calculer les nouvelles avec encore plus de facilité.

On aurait pu proposer de changer aussi l'échelle arithmétique, & de prendre l'échelle duocécimale, c'est-à -dire, celle qui emploie onze chiffres, & qui suit la progression des puissances de douze ; mais ce changement ajouté à tous les autres, en ôtant à ceux qui ne sont pas accoutumés au calcul, une base à laquelle ils puissent entendre les changements & s'y conformer, en rendroit le succès presqu'impossible. Ajoutons que non-seulement il faudroit deux chiffres nouveaux, mais que l'arithmétique parlée a pour base l'arithmétique décimale, ce qui obligeroit à la changer encore, de manière que les effets de tous ces changements réunis, incommodes aux personnes les plus habituées à réfléchir, seroient insupportables à toutes les autres.

Nous conclurons donc que l'échelle décimale doit servir de base à toutes les divisions, & que même le succès de l'opération générale sur les poids & mesures tient en grande partie à l'adoption de cette échelle.
Cette décision de bon sens n'alla pas semble-t-il sans quelques débats houleux, les partisants de la base 12 et du changement radical étant nombreux et passionnés. Quatre ans plus tard, quand Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) inaugure ses leçons de Mathématiques à l'École Normale par un cours d'arithmétique, on y sent pointer quelques regrets.
Vous concevez, par les principes métaphysiques sur lesquels est fondé notre système de numération, que rien n'obligeait de s'en tenir à dix caractères ; on pouvait en employer plus ou moins.

Il paraît très probable que le nombre des doigts est ce qui a déterminé l'arithmétique décimale. Les hommes primitivement ont compté par leurs doigts jusqu'à dix ; mais de ce que cette arithmétique était bonne dans l'enfance des sociétés, est-elle maintenant la meilleure ? C'est ce que nous allons examiner. [...] De tous les systèmes de numération, le meilleur est celui qui, n'employant pas un trop grand nombre de caractères, renferme dans son échelle, le plus grand nombre de diviseurs ; et, à cet égard, le système duodécimal me paraît mériter la préférence. Il eût suffi d'ajouter deux caractères aux nôtres ; on aurait eu l'avantage d'exprimer le tiers et le quart de l'unité principale, au moyen des divisions de ce système, ce qui eût été très-commode. C'est pour cela que les divisions de presque toutes nos mesures sont duodécimales ; ainsi le pied se divise en douze pouces, le pouce en douze lignes, etc.

La commission des poids et mesures a balancé les avantages qu'offre le système duodécimal, avec l'inconvénient de changer totalement, et l'arithmétique écrite, et l'arithmétique parlée, et nos livres et nos tables formées sur le système décimal. Elle a craint qu'en proposant le système duodécimal, les obstacles qu'éprouverait l'introduction de ce système, ne se joignissent à ceux que présenterait déjà l'institution du nouveau système de poids et mesures. Elle a donc jugé à propos de conserver l'arithmétique décimale.
Il avait apparemment fallu toute l'autorité du «plus illustre géomètre du temps», Joseph-Louis Lagrange (1746-1813) pour emporter la décision. Jean-Baptiste Delambre (1749-1822), qui avait durement payé de sa personne en triangulant un arc de méridien depuis Barcelone pour établir la valeur du mètre, se souvient bien des années plus tard de ces débats passionnés5.
La Révolution offrit aux savants l'occasion d'une grande et difficile innovation : l'établissement d'un système métrique, fondé sur la nature, et parfaitement analogue à notre échelle de numération. Lagrange fut un des Commissaires que l'Académie chargea de ce travail ; il en fut un des ardents promoteurs ; il voulait le système décimal dans toute sa pureté ; il ne pardonnait pas à Borda l'idée qu'il avait eue de faire exécuter des quarts de mètre. Il était peu frappé de l'objection que l'on tirait contre ce système du petit nombre des diviseurs de sa base. Il regrettait presque qu'elle ne fût pas un nombre premier, tel que 11, qui nécessairement eût donné un même dénominateur à toutes les fractions. On regardera, si l'on veut, cette idée comme une de ces exagérations qui échappent aux meilleurs esprits dans le feu de la dispute ; mais il n'employait ce nombre 11 que pour écarter le nombre 12, que des novateurs plus intrépides auraient voulu substituer à celui de 10, qui fait partout la base de la numération.
Si le c\oeur vous en dit, n'hésitez pas à reprendre le flambeau, vous ne serez pas seuls : www.dozenal.org

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