Diophante et Hypathie, tous deux d'Alexandrie

Immédiatement après les Éléments d'Euclide, peu de livres ont eu autant d'influence sur l'histoire des mathématiques que les Arithmétiques de Diophante. Pourtant, pratiquement rien n'est connu de façon certaine sur son auteur, dont on pense qu'il aurait vécu au IIIe siècle ap. J.C. C'est une collection de problèmes particuliers portant tous sur des équations polynomiales à coefficients rationnels dont on cherche des solutions rationnelles (ces équations s'appellent depuis «équations diophantiennes»). Sur les 13 chapitres, 6 nous sont parvenus. Quatre autres ont été retrouvés au siècle dernier en Iran dans une traduction arabe, mais il n'est pas certain qu'ils aient fait partie de l'ouvrage original. Diophante serait mort à 84 ans, si on en croit cette épitaphe sous forme d'équation diophantienne, parue au moins un siècle après sa mort.
Voici la tombe qui renferme les cendres de Diophante ; elle est merveilleuse car, en utilisant un artifice arithmétique, elle apprend toute sa vie. Il resta enfant pendant le sixième de sa vie ; après un autre douzième ses joues se couvrirent de barbe ; après un septième, il alluma le flambeau du mariage ; cinq ans après, il lui naquit un fils ; mais celui-ci, enfant malheureux, quoique passionnément aimé, mourut arrivé à peine à la moitié de l'âge atteint par son père. Diophante vécut encore quatre ans, adoucissant sa douleur par des recherches sur la science des nombres.

Avant l'imprimerie, les livres devaient être copiés à la main. Mais cela n'effrayait pas les savants : il est difficile d'imaginer l'ampleur qu'a pu prendre dans l'antiquité la célèbre bibliothèque d'Alexandrie. Ou plutôt les bibiothèques successives puisqu'elle fut plusieurs fois détruite, dont la première fois par César (accidentellement prétendit-il). On raconte que chaque navire qui accostait à Alexandrie devait confier immédiatement tout écrit qui se trouvait à son bord à la bibliothèque où il était copié puis restitué à son propriétaire avant le départ du navire. À Alexandrie, les rouleaux de papyrus se comptaient par centaines de milliers. Autour de la bibliothèque s'était créé ce que nous appellerions maintenant un centre de recherche et d'enseignement, bref une université, qui attirait les savants de tout le monde ancien ; de sorte qu'il est impossible de savoir si Diophante «d'Alexandrie» en était vraiment originaire.

Il était d'usage que certaines copies soient des «commentaires» dont l'auteur ajoutait au texte initial ses propres solutions aux problèmes posés, voire insérait des problèmes de son cru. Parmi ces commentateurs figure un certain Théon (toujours d'Alexandrie), professeur de mathématiques et d'astronomie, qui décida vers 350 d'éduquer sa fille Hypathie de façon plutôt originale pour l'époque : il lui apprit à penser ! Cela fit d'elle une professeure reconnue de mathématiques et de philosophie et une femme très écoutée et admirée ; mais aussi considérée par certains comme dangereuse : elle mourut assassinée en 415. Sa mort en «martyre de la libre-pensée» a été tellement instrumentalisée par les idéologies successives, qu'il est impossible de savoir ce qui s'est réellement passé. Aucun écrit d'elle ne nous est parvenu, mais il est possible que l'Arithmétique de Diophante telle qu'elle a été traduite plus tard par les Arabes puis encore plus tard les Européens, ait été en fait un de ses «commentaires». Finalement la seule chose certaine à propos d'Hypathie est qu'elle est la première femme a avoir laissé un nom dans l'histoire des mathématiques. L'édition europénne la plus célèbre de l'Arithmétique de Diophante est une traduction latine datée de 1621, due à Gaspard Bachet de Méziriac, natif de Bourg-en-Bresse. À part cette traduction, Bachet de Méziriac est aussi connu pour un ouvrage intitulé «Problèmes plaisans et délectables qui se font par les nombres», et pour être le premier découvreur (européen) de l'identité de Bézout. Pourquoi cette édition de 1621 est-elle si célèbre ? Parce que Pierre de Fermat en possédait une copie, dont il griffonnait les marges de ses réflexions. Le livre fut plus tard réédité par son fils Samuel en incluant les remarques du père, dont celle-ci :

Cubum autem in duos cubos, aut quadratoquadratum in duos quadratoquadratos et generaliter nullam in infinitum ultra quadratum potestatem in duos eius-dem nominis fas est dividere cuius rei demontrationem mirabilem sane detexi. Hanc marginis exiguitas non caperet.
Mmh ...  «aucune puissance jusqu'à l'infini»...  «j'en ai découvert une démonstration merveilleuse»...  «Cette marge est trop étroite pour la contenir»...  hein ? Voici ce qu'en pensait Legendre en 1825.
Les dernières paroles de cette note autorisent à croire que la démonstration dont parle Fermat, n'aurait occupé qu'un petit nombre de pages, s'il les avait eues à sa disposition. Cette démonstration était donc beaucoup plus simple que celle dont nous nous servons dans cet écrit pour prouver seulement que la solution, s'il y en avait une dans quelque cas, ne pourrait être donnée que par des nombres d'une grandeur prodigieuse. Mais ne poussons pas trop loin des observations qui nous induiraient à penser que Fermat a pu se méprendre sur l'exactitude ou la généralité de sa solution.
La «merveilleuse démonstration» de Fermat est un élément tellement central de l'histoire des mathématiques des trois derniers siècles qu'elle mérite bien qu'on lui consacre quelques sections, non ?

         © UJF Grenoble, 2011                              Mentions légales